Enrico Letta : « nos enfants verront une armée européenne »

Photographie : Clara Liparelli
Photographie : Clara Liparelli

Je n’aurais pas eu la chance de venir ici à Sciences Po”.  C’est ce que répond Enrico Letta lorsqu’au cours de son petit déjeuner, on lui rappelle qu’il était en lice pour devenir le nouveau président du Conseil européen. Voici les temps forts d’un petit déjeuner insolite, made in Sciences Po, en novembre dernier. Europe et hommes politiques au menu. Confidences matinales en supplément.

8h30. Enrico Letta commande un café

C’est autour d’un café et du sujet « le rôle de l’Union européenne dans les missions de maintien de la paix de l’ONU : 3 poids, deux mesures ? » que l’association Sciences Po pour les Nations-Unies (SPNU) a reçu vendredi 14 novembre Enrico Letta, ex-président du Conseil italien (2013-2014).

Celui qui fût également Ministre des Affaires européennes (1998-1999), puis député européen  (2004-2006) est bien placé pour se pencher sur la question puisque son engagement en faveur des Etats-Unis d’Europe, loin d’être un positionnement de circonstance ,remonte aux années 1990 lorsqu’il était président  des Jeunes chrétiens-démochrates européens. 

8h44. Un « timing » intéressant

Cet europhile convaincu souligne  « l’intérêt du timing de la rencontre ». Le petit dej’ Relations Internationales de la SPNU s’est en effet déroulé durant la période d’installation de la nouvelle  commission européenne. Pour Enrico Letta, celle-ci est désormais « en relation sans précédent avec le Parlement, dont le Président de la Commission est issu. »  

De plus, le fait que le nouveau Président du Conseil européen, Donald Tusk, soit polonais pourrait bien changer la donne quant à l’évolution des relations avec la Russie; la Pologne ayant eu des positions nettement plus fermes que les autres Etats européens lors de la crise ukrainienne. “La Pologne fait partie des Etats qui s’attendent à une réaction ferme de l’Occident” avait notamment affirmé Tusk lors du rattachement de la Crimée à la Russie.   

Enfin, les élections du nouveau Secrétaire général des Nations-Unis approchent. Et la politique de l’ONU sur le maintien de la paix est peut-être à l’aube d’un nouveau tournant: “l’ONU, qui a connu de grandes difficultés ces derniers mois pour jouer un rôle majeur, devrait bientôt sortir du standby” assure Enrico Letta. “Tout dépend du profil du successeur de Ban Ki Moon”. Selon une règle tacite, les personnalités se succédant à la tête de l’ONU viennent tour à tour de zones géographiques différentes. Or depuis 1945, l’Europe de l’Est n’a encore fourni aucun Secrétaire général des Nations-Unis… On peut d’ors et déjà se faire une idée de l’origine géographique du prochain Secrétaire général de l’organisation internationale.

9h00. Alain Le Roy fait son entrée

Un front commun européen peine à émerger. C’est sans doute là l’élément principal qui entrave la capacité de l’Europe à agir efficacement pour le maintien de la paix . En effet, de nombreuses divergences subsistent entre les européens quant à la résolution des conflits. Celles-ci tiennent notamment à une volonté inégale de s’impliquer dans le maintien de la paix au nom de l’Europe.

Alain Le Roy, ex-secrétaire général adjoint au Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU, pointe ici le cas du Royaume-Uni : « Il est exclu que ce pays fasse le moindre effort d’intégration d’ici les élections législatives du 7 mai 2015, qui détermineront ou non la tenue d’un référendum sur le maintien du pays dans l’Union européenne

Photographie : Clara Liparelli

9h15. Mauvais quart d’heure pour la Libye

Depuis la crise de 2008, des pays comme le Royaume-Uni, l’Allemagne ou l’Italie ont réalisé des coupes majeures dans la part de leur budget allouée à la défense. D’après Enrico Letta, ces difficultés financières risquent de s’inscrire dans la durée.  Il est donc important pour les européens de se coordonner « afin de limiter les coûts liés aux dépenses qui font doublons ». Mais jusqu’à présent, du fait de leurs divergences, les européens ont tendance à agir chacun de leur côté.

Pourtant, pour mener des interventions rapides, les pays du vieux continent auraient aussi intérêt à gagner en efficacité. L’ex-président du Conseil Italien estime nécessaire qu’un pays puisse, sur une intervention donnée, « se positionner en chef de file de l’Union européenne sans avoir à subir la compétition des autres pays ». C’est ce qui s’est passé au Mali, lors de l’intervention de janvier 2013  où la France représentait l’Europe.

En revanche, l’intervention européenne en Libye constitue pour Enrico Letta le mauvais exemple en matière de collaboration européenne. « Les pays étaient en concurrence, chacun cherchant à être le plus influent à la fin de l’intervention du fait des enjeux énergétiques». Cela explique en partie le manque de coordination pour assurer la transition démocratique de la Libye, aujourd’hui en proie aux violences et à une grave crise politique.

9h32. Les nations unies paralysées

Ces antagonismes internes à l’Union Européenne ont ainsi des répercussions au niveau mondial, notamment sur sa participation aux opérations de l’ONU. Sur les 120000 casques bleus déployés pour les missions de maintien de la paix de l’ONU, seulement 3000 sont européens.  

Et même quand les européens parviennent à se mettre d’accord sur une opération visant à maintenir la paix, le Conseil de Sécurité de l’ONU reste paralysé par le véto russe, quasi systématique. Alain Le Roy s’étonne d’ailleurs qu’un usage de la sorte de ce droit de véto continue d’être accepté par les opinions publiques mondiales.

Néanmoins, l’Union Européenne demeure le principal soutien financier des opérations de maintien de la paix. Sa contribution s’élevait en 2011-2012 à 38,39% du financement total.

Photographie : Clara Liparelli

9h46. Nos enfants verront une armée européenne

Pour dépasser les clivages entre les européens, certains proposent de doter l’Union Européenne d’un siège permanent au Conseil de Sécurité. Devant la nécessité de parler d’une seule voix, les Etats seraient bien obligés de se mettre d’accord. Mais pour Alain Le Roy, cela n’est pas prêt d’aboutir : « La France est pour dans l’absolu, mais il y a trop de divergences en interne ».

« Que pensez-vous, du point de vue éthique, d’une armée européenne ? » demande-t-on alors à ces trois hommes. Enrico Letta se dit « très favorable ». « Je crois d’ailleurs que nos enfants la verront. C’est simplement une question de temps. » Pour Alain Le Roy, ce terme « d’armée européenne » est très compréhensible pour l’opinion publique. « L’Europe devrait être en capacité de pouvoir se mobiliser et agir ».

D’ici-là, l’ex-premier ministre italien préconise aux Etats de l’Union européenne de mener une réflexion commune sur les évènements venant à menacer la paix mondiale. « Il faut restaurer la confiance entre les Européens. Et celle-ci vient de l’expérience, et d’activités communes. Il faut travailler ensemble, se connaître… Certains pensent que c’est impossible, moi non. »

10h00. Le temps des leçons

L’heure tourne. Les conflits agitent le monde et confrontent l’UE et l’ONU à de nouvelles difficultés. Pourtant, l’avenir de l’Union européenne au sein de l’ONU ne semble pas remis en question. Ces organisations ont plus que jamais intérêt à agir en collaboration pour parvenir à leur but commun : préserver la paix. Et pour cela, le meilleur moyen pour aboutir à cette fin est de commencer par y croire. C’est la leçon que nous avons retenu des paroles d’Enrico Letta. 

Et c’est également ce qu’a compris Alessandra Pozzi Rocco, Présidente de Sciences Po pour les Nations-Unis: « L’Union Européenne, nous y croyons avec plus ou moins de conviction, dans une relation d’amour-haine parfois, certains cependant qu’elle ne peut que s’affirmer sur la scène internationale par une voix unique et forte. »
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