Cinquantes nuances de Gros

 

Chaque jeudi matin, il fait entrer la Boétie dans Boutmy. La puissance de son verbe atteint le cœur de tout élève de première année, même les plus fervents adeptes de Sciences Polochon. Au-delà d’une légende acquise en à peine deux ans en tant que professeur d’humanités littéraires, notre cher Frédéric Gros est également essayiste, philosophe, romancier et, peut-être, futur prix Goncourt. En effet, son premier roman, Possédées, est sélectionné parmi les huit romans nominés pour la distinction suprême du monde de la littérature française. Le 3 novembre prochain, verdict. En attendant, La Péniche vous présente celui qui marchera peut-être sur les traces d’André Malraux, Romain Gary ou encore Amin Maalouf en recevant le prix centenaire.

Frédéric Gros lors des triplétades d'art oratoire. Photographie: Yann Schreiber
Frédéric Gros lors des triplétades d’art oratoire. Photographie: Yann Schreiber

 

Possédées est un roman aux multiples visages. C’est avant tout un récit historique : la France du XVIIème siècle est vue à travers les yeux d’Urbain Grandier, un prêtre libertin, aussi attaché à sa religion qu’aux plaisirs de l’existence. Possédées, c’est également une intrigue politique, intrigue dont Grandier va bientôt devenir la pierre angulaire. Coupable de ne pas vouloir renier ses amours au nom de la religion, il se retrouve confronté à une cabale de catholiques conservateurs, qui instrumentalisent des religieuses soi-disant possédées par le Diable pour faire de lui un serviteur de Satan. Et c’est là le troisième visage du roman de Frédéric Gros : Possédées, c’est aussi la lutte de Grandier contre l’obscurantisme et le fanatisme religieux, qui n’est décidemment pas une invention récente.

 

Possédées, enfin, c’est un roman que tout élève de Sciences Po un tant soit peu amateur d’histoire et de littérature devrait lire. Pour son synopsis, bien sûr, mais aussi pour la plume de Frédéric Gros, qui arrive véritablement à nous plonger dans son roman, qui gagne en intensité dramatique au fur et à mesure que l’intrigue progresse. Il écrit comme il s’exprime en Boutmy : avec sincérité, justesse, minutie, et parfois même avec une pointe d’humour, même si le but de son roman semble être davantage d’éveiller les consciences que de les divertir.

 

Lire Frédéric Gros est une chose, mais parler de Frédéric Gros en est une autre. Qui de mieux placé que lui-même pour nous parler de son œuvre ? Nous sommes donc allés à la rencontre de l’illustre romancier dans son bureau, niché dans les hauteurs du 199, boulevard Saint-Germain.

 

Est-ce que vous imaginiez que votre premier roman serait nominé pour le prix Goncourt ?

Il est dans la sélection et c’est déjà une grande chance car il s’agit d’un premier roman. Je n’avais donc pas du tout anticipé cette reconnaissance de la part des jurys littéraires. C’est un livre dont l’histoire me passionne depuis longtemps.

Est-ce que vous avez eu des difficultés à l’écrire ?

Je n’ai pas rencontré de difficultés car c’est une histoire qui était déjà articulée. Mon problème a donc moins été celui de l’invention que celui de déblayer dans cette masse romanesque, et de choisir seulement les moments les plus intéressants. Le problème a surtout été un problème de mise en place, d’ordonnancement de scènes qui existaient déjà dans les archives.

 

C’est un roman basé sur des faits réels ; est-ce difficile de passer de la réalité à la fiction ?

Ce qui a été difficile, ce fut de rentrer dans la tête des personnages. Ces personnages sont des personnages d’une très grande intensité, et à partir de là c’était  fascinant et risqué d’aller habiter des zones de conscience qui sont, parfois, au bord de la folie.

 

Et à propos du livre lui-même, pourquoi ce choix de thème, pourquoi avoir choisi Grandier comme personnage principal ?

La Contre-Réforme est un moment tout à fait clé de l’Histoire française. On est sous Louis XIII et Richelieu, et c’est le moment d’apparition de la raison d’Etat. Je trouvais intéressant de voir comment cette raison d’Etat va prendre comme levier des désirs féminins. Ce sont des désirs fous, à la fois des désirs et des délires… Je n’ai pas pris dans ce roman le parti que défendait l’Eglise à l’époque, c’est-à-dire que l’authenticité de la possession, ne croyant pas moi-même en l’existence du Diable. Mais n’oublions pas que cette existence est reconnue par l’Eglise, elle fait partie des dogmes.

Pour moi, les Ursulines (les sœurs possédées par le Diable dans le roman ) n’étaient pas possédées, mais elles ne jouaient pas la comédie pour autant. Ici, la frontière entre la réalité et le théâtre n’existe pas.

 

Autre question au sujet de votre roman : c’est aussi l’histoire de la lutte de Grandier, un religieux éclairé contre l’obscurantisme, incarné ici par tous les catholiques extrémistes que vous tournez parfois presque en dérision. Est-ce que vous pensez qu’on peut lui trouver un écho dans le monde d’aujourd’hui ?

Urbain Grandier est en effet présenté comme un prêtre qui n’est pas un athée parfait, ce n’est pas quelqu’un qui est rentré dans les ordres par simple opportunisme. C’est vrai qu’il est libertin, qu’il ne s’interdit pas d’avoir des relations sexuelles avec des femmes, chose qui lui était évidemment absolument interdite. Il considère lui-même que cette interdiction est un problème, puisqu’il écrit lui-même un petit ouvrage sur le célibat des prêtres (ouvrage qui a réellement existé). Grandier est un authentique croyant, mais c’est un croyant dont la foi lui fait refuser certaines hypocrisies d’Eglise.

Mais le problème, c’est qu’au même moment surgissent des fanatismes liés à la Contre-Réforme. Le propre du fanatisme religieux, c’est précisément qu’il brise toutes les nuances et oblige chacun à prendre parti pour tel ou tel camp. L’écho avec notre époque est à la fois présent et lointain, lointain parce que je ne parle pas du tout de fanatisme proprement terroriste. Mais j’évoque tout de même le moment où ce qui devient dangereux, c’est moins la religion en elle-même que l’instrumentalisation politique de la religion.

 

On a parlé de votre roman, et j’aimerais à présent aborder un sujet plus personnel : à Sciences Po, les élèves vous connaissent surtout en tant que professeur, et je voulais donc savoir si, pour vous, l’écriture était un enseignement ?

C’est vrai que j’essaie d’introduire dans l’enseignement de la théorie politique des éléments de narrativité, de suspense, de théâtralisation qui font partie d’un autre champ. Ce qui m’intéresse dans la pensée politique, c’est moins la théorie en général que la manière dont des sujets, des individus peuvent s’articuler à ces théories.

 

Une dernière question à présent : je pense qu’à Sciences Po, beaucoup de gens aimeraient écrire. Est-ce que vous pourriez donc donner un conseil à un jeune qui voudrait écrire ?

Il ne faut pas vouloir aller trop vite. Ce qui prend du temps, c’est de pouvoir trouver une écriture personnelle. Pour se donner les chances d’écrire des choses intéressantes, je lui conseillerais d’abord de vivre le plus de choses possibles. Ce qui fait la force de l’écriture, ce n’est pas la lecture de ce qu’on a pu découvrir ici et là, mais c’est vraiment le vécu. Il faut vivre des expériences avec le plus d’intensité possible.

 

Possédées, de Frédéric Gros ( éditions Albin Michel, 304 p. ) est actuellement disponible en librairie.