House Of Cards Saison 6 : une affaire peu claire

Cette critique comporte des « spoilers », il est donc recommandé de regarder les huit épisodes de la saison pour mieux apprécier la présente analyse[1].

House Of Cards. Ce nom a d’abord résonné en moi grâce au nom du réalisateur des deux tout premiers épisodes : David Fincher. Son travail très méticuleux, précis et d’une qualité graphique exceptionnelle m’a très rapidement attiré vers cette production, et c’était uniquement cela que j’attendais de la première série originale de Netflix. La qualité du jeu des acteurs et l’intérêt assez divertissant du scénario ont fait le reste, je suis resté. La dernière saison achève-t-elle la série en beauté ? Tout dépend du sens que l’on voudrait donner à « achever ». Si cette saison est bel et bien la dernière, elle semble aussi être l’instigatrice d’une exécution capitale, non sans un certain jugement, dont il reste encore des leçons à tirer.

Précisons d’abord une chose. La livraison de cette production est une conséquence directe de l’éviction du casting de Kevin Spacey, accusé, entres autres, de harcèlement et d’agressions sexuelles[2]. Je ne vais pas prétendre dans cette critique répondre à la question de la distinction entre les performances d’un artiste et son comportement personnel. Il reste toutefois important de constater que la décision de Netflix de cesser la participation de l’acteur à la série a eu pour effet une nécessité de réécriture et pour partie de retournage de huit épisodes d’une cinquantaine de minutes chacun dans un délai devenu très réduit, ce qui n’est pas sans conséquence sur la qualité générale de la production. Cette précipitation se ressent hélas dans toute la nouvelle saison, qui aurait pleinement mérité un délai supplémentaire avant sa diffusion.

Une image prestataire d’un service réchauffé

Visuellement, la saison confirme le style formel général de la série. Des cadres précis et soignés à la photographie propre et élégante permettent d’apprécier les lieux mythiques de la présidence américaine : le Bureau Ovale, d’ailleurs nouvellement redécoré par la nouvelle Présidente, la résidence privée, ou encore le Cabinet Room. Bien que les décors soient des reconstitutions, ils s’attachent à restituer avec attention des lieux qui permettent directement de les lier à la valeur d’une scène. Une conversation dans le Bureau Ovale n’a en effet pas la même dimension symbolique qu’une autre dans une cuisine. Cette identification permet dès le début d’une scène de déterminer le caractère formel ou informel du rapport de relations en jeu.

La réalisation se révèle être discrète, sans grande personnalité, ce qui n’est pas surprenant puisqu’à chaque épisode est attribué un réalisateur différent. La forme, fidèle à toute la série, ne prend donc pas de risques. Elle se rend accessible au plus grand nombre, elle fait le travail qu’on lui demande, sans trop en faire non plus. J’ai toutefois relevé une évolution de l’étalonnage des couleurs par rapport aux saisons précédentes, alors qu’il n’y a pas de changement dans la composition du studio de post-production. Les couleurs semblent bien moins travaillées que dans les saisons précédentes. Doit-on y voir l’émergence d’une lumière de complexité dans la personnalité de Claire avec l’absence de Franck, ou bien est-ce le fruit d’un travail bâclé ? Les interprétations restent, pour ma part, ouvertes, tant l’image semble parfois souffrir de graves lacunes dans la gestion de sa finition.Le bruit chromatique : problème de compression, négligence des étalonneurs ou dénonciation d’un cruel manque de temps ?[3]

Un scénario volontariste mais bancal

La trame de la saison se fonde sur un triangle de puissances qui cherchent tour à tour à s’éliminer : Claire, l’intérêt de Franck Underwood représenté par Doug Stamper, et ceux d’une riche famille. Les nouveaux épisodes font en effet apparaître de tout nouveaux protagonistes qui semblent plus faire office de remplissage au manque de Franck Underwood que de réelle construction scénaristique. L’ajout d’une nouvelle famille contrôlant des industries chimiques et de nombreux médias semble incohérent avec les saisons précédentes : difficile d’ignorer durant cinq saisons la puissante influence dont cette dernière semble disposer, elle qui est capable de hisser un obscur conseiller – Mark Usher – à la vice-présidence et de littéralement forcer la main à Claire pour signer un projet de loi en sa faveur. Le déroulement de l’intrigue consiste en une fuite en avant par une suite d’événements dont les enjeux deviennent vite superflus tant qu’ils s’accumulent avec une rapidité déconcertante. Quant au final, on en ressort vite blasé.e.s tant il semble si fade face à la succession des morts précédentes de nombreux personnages clés de la série. La déception est d’autant plus grande que la mort de Doug Stamper dans un duel face à Claire au sein du Bureau Ovale, qu’on aurait pu attendre comme bien plus prenant, se réduit en définitive à un pénible jeu d’acteur, entraîné par une réalisation hésitante, poussé par un scénario pressé d’en finir.

On retrouve des références aux enjeux contemporains comme ceux liés à la gestion des données dans les applications des téléphones portables le conflit entre journalisme d’investigation et d’opinion… s’ils permettent de cadrer la série dans un cadre temporel contemporain, cette tentative s’avorte dans le manque majeur de la saison, celui de l’opinion publique, inexistante. Seuls les émetteurs comme les médias sont représentés. Il ne faut pas oublier que la série nous place dans un microcosme, celui de Washington. On ignore tout du déroulement du reste du monde et des autres pouvoirs publics, en dépit de quelques parenthèses administratives anodines, ce qui est bien amusant pour un Etat fédéral comme les Etats-Unis. Cette dernière saison confirme ce paradigme global à toute la série : l’essentiel de la politique de l’une des premières « puissances mondiales » se déciderait dans un bureau, une chambre et une salle de réunion, à nous faire ignorer tous les autres pouvoirs et institutions.

Le développement du passé de Claire permet toutefois de s’intéresser à ce second rôle devenu premier, enfin ! Par des passages sur sa jeunesse plutôt bien amenés, il est suggéré que la fille devenue Présidente s’est engagée dans son parcours avec Franck Underwood avec un certain cynisme et calcul. La non-présence de ce dernier, présenté comme mort, est par ailleurs si appuyée qu’elle est agitée en permanence comme le spectre d’un pilier d’une série que l’on regrette de le voir disparu. Toutes les alliances et stratégies se fondent sur le défunt Président, à croire que c’est lui qui persiste à tirer les ficelles de l’intrigue. Néanmoins, l’héritage que laisse Franck engage directement Doug Samper dans l’intrigue, propulsé alors comme premier rôle, puisque désigné comme le seul héritier de l’empire Underwood. La grossesse de Claire, présentée comme un chamboulement dans l’intrigue pour récupérer cet héritage, n’apporte hélas que très peu d’éléments au récit, s’arrêtant d’ailleurs avant l’accouchement. On peut également largement mettre en doute la paternité de l’enfant au regard de la relation extra-conjugale entretenue avec Thomas Yates, célèbre écrivain assassiné par son amante.

Claire, Franck et les femmes : de l’importance de la déconstruction de la domination

Si les peurs et les violences traversent cette nouvelle saison comme toute la série, c’est la place des femmes qui s’affirme. Il devient ainsi important d’avoir en tête le contexte de réalisation de cette ultime saison : un acteur principal évincé pour des accusations d’agressions sexuelles, un mouvement de libération de la parole sur les violences sexuelles. Ce contexte imprègne l’ambiance des huit épisodes. Claire décide de reprendre son nom de jeune fille, qu’elle qualifie de « premier nom ». Les performances sexuelles de Franck Underwood sont décrites comme médiocres, si elles ne sont pas ridicules, comme un défi lancé au Président autoritaire et menaçant. Il y a une réelle discussion ambivalente sur l’usage politique des caractères privés de la Présidente, comme sa grossesse ou ses interruptions volontaires de grossesses passées. Tout un symbole, le dernier épisode de la série est réalisé par Robin Wright, l’actrice incarnant Claire, qui a déjà une dizaine d’épisodes réalisés au compteur, comme une marque d’émancipation et une reprise du contrôle par les femmes, à défaut de transformer l’épisode en bande-démo égocentrée.

Le personnage de Claire se fait porte-étendard de la cause des femmes et s’engage dans un réformisme particulièrement lié à son image, désireuse de changer son cabinet, ce dernier devient exclusivement composé de femmes. L’évènement est (sur ?) souligné par l’apparition d’un tout nouveau thème musical complétant cette nouvelle apparente modernité, finalement essentialiste. Le compositeur de cette nouvelle bande originale, Jeff Beal, s’est d’ailleurs appliqué à revoir plusieurs thèmes associés à des personnages, comme celui de Doug Stamper, offrant des citations d’une pertinence bienvenue.Un nouveau cabinet strictement féminin, une manipulation politique ou révolution féministe ?[4]

Les épisodes ne tarissent pas de répliques se voulant incisives de la bouche de la Présidente, comme « Le règne de l’homme blanc d’âge moyen est révolu »[5], ce qui tranche avec l’emprise qu’elle subit de la part de beaucoup d’hommes ; résonnant alors comme un écho avec le développement des discours féministes : si les paroles se libèrent, la situation reste encore indignement injuste, et le mot est hélas faible.

Cette suggestion, exposant hélas un paradoxe, permet à la série de transmettre un message particulièrement cynique. Le dénouement final semble vouloir démontrer que quel que soit le genre d’un individu, ce dernier ne sera pas à l’abri des tentations pernicieuses de l’abus de pouvoirs. Si Claire brise régulièrement le quatrième mur pour nous affirmer à plusieurs reprises qu’il faut s’attendre à autre chose avec elle qu’avec son défunt mari, elle ne se prive pas de comploter, tuer, manipuler l’opinion, conduire volontairement à une crise nucléaire pour mener à bien ses intérêts strictement individuels. En ce sens, Claire n’est pas différente de Franck Underwood. Doit-on extrapoler en prétendant y voir une référence à l’affaire Weinstein et de toutes ses conséquences qui ont suivi, en considérant dans cette perspective que quel que soit le genre, un individu en situation de domination peut-il potentiellement être amené à en abuser sexuellement un autre ? Si cette hypothèse est considérée comme vraie, alors la dénonciation du sexisme est une occasion de défendre un message plus fondamental de la série : la dénonciation de dominations politiques et de l’illégitimité de celles-ci. Les échanges de faveurs parlementaires, les achats de soutiens, les menaces morales et physiques, les meurtres pour obtenir le silence, les possessions personnelles du feu nucléaire, les manipulations sociales-médiatiques et les intimidations et dominances sexuelles : la série House Of Cards apporte un regard extrêmement cynique sur le pouvoir dans la culture politique américaine, et plus généralement occidentale, quelle que soit la personne qui l’incarne. Sa diffusion sur une plateforme de divertissement en ligne à l’influence culturelle désormais remarquable[6] élève la série à un niveau audacieux d’ironie que l’on aurait tendance à oublier. Ces deux cynismes s’effacent finalement dans une œuvre de laquelle on ne retiendra que son caractère de divertissement, car tentée par des comparaisons avec son contexte contemporain dont son extrapolation achèvera d’éteindre les tentations provocatrices, déjà dépassées par une réalité devenue inimaginable.

Gautier Crépin-Leblond

[1] Beau Willimon (créateur), House Of Cards – Saison 6, 2018, Netflix, disponible en ligne sur www.netflix.com

[2] « Tentative de viol, comportement de « prédateur » »… Les accusations contre Kevin Spacey s’accumulent », franceinfo.fr,‎ 3 novembre 2017, disponible en ligne sur : https://www.francetvinfo.fr/societe/harcelement-sexuel/tentative-de-viol-comportement-de-predateur-les-accusations-contre-kevin-spacey-s-accumulent_2449920.html

[3] Beau Willimon, Op. cit., S6EP3, 23:58

[4] Beau Willimon, Op. cit., S6EP5, 55:02

[5] Beau Willimon, Op. cit., S6EP2, 37:58

[6] Netflix comptait en début d’année 2018 près de 120 millions d’utilisateur.ice.s, dont 55 millions d’abonné.e.s américain.e.s, dans « Netflix now has nearly 118 million streaming subscribers globally », recode.net, 22 janvier 2018, disponible en ligne sur https://www.recode.net/2018/1/22/16920150/netflix-q4-2017-earnings-subscribers

Source photo du visuel : Beau Willimon, Op. cit., S6EP3, 01:53