JR à Sciences Po : « L’art est-il toujours politique ? »

Sciences Po a accueilli ce lundi 22 octobre au soir en Boutmy l’artiste JR, qui nous a d’abord été introduit et présenté par Thierry Consigny, enseignant dans le cadre du cours « Quand l’art déborde » à l’Ecole du management et de l’innovation de Sciences Po. Selon ses mots, le cours étudie la manière qu’a l’art de déborder sur d’autres domaines, en particulier la politique. Consigny annonce d’emblée que « JR n’est pas une star, c’est un artiste ». Selon lui, les personnalités du monde de l’art parisien qui s’évertuent à dire que « JR c’est du marketing » oublient que la chose la plus simple quand on aime l’art, c’est de regarder. Il ajoute alors que l’une des problématiques majeures de l’art est de déterminer quels seront les artistes qui seront considérés comme un héritage de notre époque et qu’il est certain que JR en fera partie. Toujours dans un questionnement artistique, Consigny rappelle qu’une photographie est plus qu’une image, que toute vraie image est plus qu’une image : c’est une bombe chargée, entre autres, de mystère, d’amour, de fragilité, d’orgueil, de détresse. Il apostrophe alors JR directement en lui demandant : « tes images sont-elles des bombes politiques ? »

JR, qui jusque-là était tapi dans un coin, « entre en scène », gravissant les quelques marches pour se retrouver face à un amphithéâtre Boutmy comble. Il commence par rappeler sa relation privilégiée à notre institution, en tant qu’ami de Thierry Consigny – JR en possède même un diplôme honorifique ! JR explique très vite être venu certes pour une Master Class, mais surtout pour un échange, car l’échange est pour lui l’un des éléments qu’il apprécie le plus dans son travail.

La première photo que l’artiste présente est l’une des toutes premières qu’il a prises, et la première qu’il a affichée dans la rue. Le cliché représente ses amis, dont l’artiste et membre du collectif Kourtrajmé Ladj Ly, et a été pris dans les Bosquets à Clichy Montfermeil, lieu des émeutes de 2005. Il parle de cette expérience comme étant le « début de son aventure », une sorte de première rencontre avec l’art de la rue. Il a choisi les Bosquets car il connaissait l’histoire un peu particulière du quartier, qui n’était pas voué au départ à héberger des logements sociaux, et qui est en marge de la société française à cette époque. JR raconte alors que, n’ayant aucune expérience dans le collage ou dans l’affichage de rue à l’époque, une opération qui aurait dû prendre 45 minutes en a pris 7 heures. Il se souvient aussi de la tactique choisie pour éviter que la police ne retire la photo : il demandait aux jeunes qui traînaient habituellement dans leurs halls d’immeubles de traîner à la place en dessous de l’affiche, ce qui avait pour effet d’intimider les agents. Voir l’article du « 20 minutes » du lendemain dédié à leur photo l’a ému, avoue-t-il, bien que le maire n’ait pas du tout aimé la médiatisation, sans pour autant pouvoir y faire quelque chose étant donné que le site internet de JR était à l’époque hébergé par un serveur canadien – pour raisons financières – ce qui voulait dire qu’ils perdaient le nom de domaine très fréquemment (au profit de sites à caractère… pornographique).

L’artiste évoque ensuite les émeutes de 2005, lorsque Zyed et Bouna ont été tués devant l’une de ses affiches, qui a ainsi été médiatisée car exposée sur toutes les photos du drame.  JR confie alors avoir été contacté pour prendre des photos de « jeunes qui brûlent les voitures », ce qu’il a refusé. « Les gens avaient l’impression que les jeunes allaient venir à Paris pour tout brûler » a-t-il dit, et ces jeunes voulaient bien jouer de cette image, d’où les photos qui ont fait leur apparition à Paris plus tard. Il poursuit en racontant qu’il a quitté la France pendant un an pour dormir sur des canapés d’amis dans toutes l’Europe, en profitant pour écrire et photographier ce qui l’inspirait. On le contacte alors pour écrire un livre, et il utilise l’argent des droits d’auteur pour voyager encore et amasser un maximum d’expériences et de photographies.

JR finit par obtenir son premier affichage légal à la Maison Européenne de la Photographie, ce qui lui a rappelé que les photos de personnes en train d’effacer ses photos sont encore plus intéressantes parfois que les photos originales. Après les émeutes, la commune rase les bosquets pour tout reconstruire, et pendant la destruction, l’artiste se rend avec son équipe pour coller des images sur les immeubles en ruine. Il se souvient d’une phrase qui est devenue mythique parmi ses amis : « le premier groupe y va ». En effet, le groupe avait l’habitude d’envoyer un premier groupe d’une dizaine de personnes comme éclaireurs pour s’assurer que la police n’était pas dans les parages. Dans ce cas-ci, JR et ses camarades font une erreur et se retrouvent face à une brigade de police, assez perplexe de tomber sur une bande de 25 personnes avec des sceaux et des ustensiles de collage. Selon lui, lui et ses camarades n’ont pas été embarqués car, de ses propres mots :  « emmener 25 personnes dans une Clio c’est très compliqué… Puis on était juste marrants avec nos sceaux à dire qu’on était là pour se balader ! »

JR poursuit en mentionnant son projet avec le New York City Ballet, puis le film « Les Bosquets » sur les émeutes des Bosquets, qu’il a réalisé, et enfin son travail avec des danseurs qu’il a trouvé très enrichissant. Il aborde enfin le sujet de sa fresque réalisée avec Ladj Ly : une immense composition de 800 visages d’habitants des Bosquets. Il y fait intervenir le maire de la ville, détesté de la plupart ; des « mecs fichés S » ; le frère d’un des deux jeunes hommes tués pendant les émeutes ; un ami à lui, Nono – qui était d’ailleurs présent et a intervenu pour parler de son expérience dans ce projet – qui apparemment « va à des vitesses dingues sur son fauteuil roulant » ; des pompiers ; mais pas de policiers. Selon lui, les policiers voulaient y être. Ainsi, il raconte même une anecdote sur des policiers qui voulaient un selfie avec lui, mais ne pouvaient pas par risque d’être reconnus. Il évoque enfin son expérience avec François Hollande – président à l’époque – et le maire de Montfermeil pendant le vernissage de l’oeuvre, et l’impact qu’avait eu cette médiatisation sur les infrastructures de la ville, relancées par le maire, qui a commencé à renouer avec les habitants.

Entre autres projets, JR montre au public son collage au sol d’un enfant migrant à New York que personne n’a remarqué avant qu’il n’en poste une photo : une oeuvre aussi invisible que les milliers de migrants qui errent dans la ville. À Rio de Janeiro pendant les JO, il a commencé à expérimenter avec les échafaudages et des structures sans mur.

La dernière histoire que l’artiste a racontée avant de passer aux questions était celle de son projet sur le mur entre le Mexique et les Etats-Unis. Après avoir longé le mur des deux côtés de la frontière et après de longues considérations, ils ont décidé de prendre en photo le fils d’une femme habitant à la frontière. Après avoir fait monté des échafaudages – d’ailleurs JR avait beaucoup de conseils quant à la location de matériel d’échafaudages et de nacelles notamment – ils ont fait imprimer la photo, et l’ont collée (cette fois-ci en moins de temps que les 7 heures de la photo des Bosquets). Le résultat était une oeuvre qui a rapproché les deux côtés de la frontière, et ayant même créé une forme de communion entre un Border Patrol et une « Dreamer » américaine.

Après cette présentation de ses projets, qui n’a pas manqué de faire rêver toute l’assistance ni de leur donner envie d’agir pour avoir un impact sur ce monde, les auditeurs ont pu véritablement saisir que l’art, l’art de JR tout du moins, a un impact politique réel et puissant. Non seulement le propos de fond de départ de l’artiste a déjà une visée engagée, mais il en plus a une portée qui quelques fois dépasse qu’avait voulu initialement JR, pour prendre une envergure encore plus politique, encore plus investie, car les populations touchées vont s’approprier l’art et lui donner une vie propre.

JR a ensuite répondu à un peu moins d’une dizaine de questions, tant sur ses projets divers que sur l’art et la politique en général.

Pouvez-vous nous parler du partage avec le projet du Refettorio à la Madeleine ?

JR : J’ai rencontré un chef brésilien qui avait créé une soupe populaire 3 étoiles avec le surplus jeté par les super marchés quotidiennement. J’avais aidé pour le projet artistique et le revêtement des murs de ce restaurant. Puis je me suis demandé pourquoi ce genre de projets n’existait pas à Paris, et j’ai donc participé à la création du « food for soul » à Paris, à la Madeleine. Les gens mangent dans ce cadre et ça représente pour eux une coupure de 2 heures dans leur vie où ils sont « ré-humanisés » car ils sont dans un restaurant 3 étoiles : on respecte leurs restrictions alimentaires, on leur propose le vestiaire, ils choisissent où ils vont s’asseoir… C’est un vrai projet humain.

C’est difficile de se faire photographier, est-ce que le fait que ça marche est lié au collectif, est-ce que le fait d’être plusieurs rend à l’aise quand on est pris en photo ?

JR : Ça peut être les deux. Par exemple pour la fresque des Bosquets, les gens étaient parfois gênés parce qu’ils ne voulaient pas se mettre en scène devant les autres. On a alors continué le projet depuis un studio fermé dans un camion. Mais le collectif est aussi très important parce que les gens donnent l’autorisation, et quand ça se fait dans l’illégalité, un peu comme si on organisait un mini référendum, les gens s’emparent du projet, ça devient leur projet : ils se l’approprient.

Comment as-tu vécu ton expérience dans les favelas ?

JR : On a créé un centre culturel dans la maison la plus haute dans les favelas, ça a été tellement filmé que le maire de Rio a du faire refaire l’électricité et toutes les infrastructures, quand je l’ai rencontré il m’a d’ailleurs traité de connard [sic] parce qu’à cause de mes photos il avait dû investir dans la favela. J’ai clairement vu l’impact de l’art dans les favelas. On a même créé une lune pour que les professeurs et artistes qui interviennent dans le centre culturel puissent y dormir.

Le regard très présent dans votre oeuvre, pourquoi photographier les regards et les mettre à nu quand vous cachez le votre avec des lunettes et une casquette ?

JR : Tout simplement parce que même avec un « déguisement » aussi peu élaboré, les gens ne me reconnaissent pas. J’étais à la gare Saint-Lazare tout à l’heure pour voir comment était le projet qu’on a lancé là-bas, j’ai pris des photos et j’ai vu les gens en prendre, qui ne m’ont pas du tout reconnu.

Tu as fait dans le cadre du projet Inside Out des collages en Tunisie pendant le Printemps Arabe. Comment les autorités tunisiennes, si tant est qu’il y en avait toujours, ont-elles réagi, et quelle a été ton expérience en général avec la Tunisie ?

JR : Des centaines de personnes en Tunisie ont pris des portraits de gens autour d’eux et me les ont envoyés pour me demander si je pouvais les imprimer. J’ai répondu oui, et j’ai demandé à y aller pour assister aux collages. Le but de ces photos était de recouvrir tous les portraits de Ben Ali avec des portraits de Tunisiens. Un jour pendant qu’ils collaient des photos, une vieille dame est venue et a demandé si les photos étaient celles de nouveaux dictateurs. D’un coup, il y a eu un mouvement de foule et tout le monde s’est mis à déchirer les affiches. Les colleurs ont réessayé dans la nuit mais le lendemain matin, les gens ont redéchiré les photos. Pour régler ce problème, les colleurs préviennent tous les petits vendeurs à la sauvette dans les villes, pour qu’ils expliquent aux passants ce qu’il se passe. On a remarqué que c’est une très bonne manière de désamorcer les futures émeutes.

Pouvez-vous nous parler de votre projet à la frontière israélo-palestinienne ?

JR : […] On a pris des photos de personnes qui faisaient le même métier des deux côtés de la frontière, et on les a mises les unes à côté des autres pour montrer les ressemblances entre les deux peuples.

Pourquoi avoir fait un film avec Agnès Varda [« Faces Places »] ?

JR : Entre Agnès et moi il y a eu un coup de foudre, on s’est rencontré et on a eu envie de travailler ensemble. On a commencé par un film d’une minute qui s’est transformé en film de 5 minutes et ainsi de suite, jusqu’à arriver à Faces Places / Visages Villages. Maintenant on se FaceTime tous les jours, j’ai dormi chez elle il y a quelques jours : elle est géniale !

L’immigration semble être au centre de vos photos, pourquoi ce sujet vous tient tant à coeur ? Quel message essayez vous de véhiculer au monde sur l’immigration à travers vos oeuvres ?

JR : Je suis issu de l’immigration, de la deuxième génération, et quand je pense à mon parcours, le seul concours photo auquel j’ai participé est un concours Fnac sur lequel j’avais travaillé pendant 6 mois pour que mon projet ne soit finalement même pas retenu. Quant à l’immigration, j’avais collé des photos sur un énorme bateau porte conteneurs, et par hasard, ce bateau s’est retrouvé sur la route d’un bateau de migrants. À l’époque, la loi selon laquelle un bateau en détresse devait être secouru par le bateau le plus proche était encore en vigueur, et donc le bateau qui avait sur ses flancs la photo des yeux d’une femme que j’avais photographiée s’est retrouvé à accueillir des migrants.

Ainsi s’est donc achevée la rencontre, avec un amphithéâtre plein à craquer, et des spectateurs aussi intrigués que passionnés. Ces deux heures de partage et d’échange auront été l’occasion de s’interroger sur l’art, sur l’actualité, sur les rapports sociaux, bref, un panorama aussi éclectique qu’inspirant !

Rita Faridi