Le Mag’ – 67 millions de Schtroumpfs : la victoire de la France, un événement culturel ?

67 MILLIONS DE SCHTROUMPFS

Je n’aime pas le football. C’est dit.

Observer une meute d’individus en short se disputer une balle au milieu d’une étendue d’herbe verte ne fait pas partie de mes motivations dans la vie. Plus encore, il m’arrive de pousser plus loin la réflexion et de me dire que non seulement je n’aime pas le football, mais aussi que le football ne m’aime pas. Au collège, j’avais davantage tendance à fuir le ballon plutôt qu’à lui courir après. Peu pratique.

Et pourtant, je dois l’avouer, j’ai apprécié la Coupe du Monde 2018. J’ai dû regarder un match sur cent, je pensais que la France jouait contre la Croatie quand elle affrontait l’Uruguay, je suis toujours physiquement incapable de comprendre les règles du hors-jeu, mais je me suis surprise à attendre les matchs des joueurs de Deschamps avec impatience, à me ronger les ongles pendant 90 minutes sur mon canapé et à hurler des insultes à la moindre tentative de simulation de l’équipe adverse. Ce petit miracle restera indiscutablement éphémère, – la preuve, il est déjà passé. Au mieux, il reparaîtra lors de l’Euro, au pire lors de la prochaine Coupe du Monde. Mais ayant
désormais enlevé mon maillot MBappé, y voyant un peu plus clair, j’ai eu envie, pour ne pas dire besoin, de me demander pourquoi, n’aimant pas le foot, je suis devenue Bleue.

Je suis devenue Bleue parce que j’ai vu dans cette Coupe du Monde 2018 un symbole politique. Le fait de la voir se dérouler en Russie ne m’a au départ pas franchement enthousiasmée : me rappelant les dérives du Brésil en 2014, je soupçonnais le même genre de méthodes derrière les sourires éclatants de Vladimir Poutine. Car plus que tout, je reste consciente que le football est une vitrine, une jolie vitrine, certes, mais une vitrine tout de même, qui brille en apparence et dissimule les aspérités. Pour cette raison, tout d’abord, je n’ai pas aimé le foot, car il a occulté des sujets
infiniment plus graves et importants à mes yeux, laissant passer des bateaux de migrants entre les mailles du journal de 20h. En ce sens, la Coupe du Monde était superficielle, elle était exagérée, elle était même indécente. D’une certaine manière, elle semble avoir fait diversion. En établissant un parallèle avec l’époque antique, on pourrait voir derrière cette course au ballon devant une foule en délire une reproduction moderne des combats dans les arènes. Antoine Griezman, Hugo Lloris et compagnie ne seraient que des esclaves manipulés par les riches maîtres de la cité pour nous empêcher de penser, nous gorgeant de sang et de sable – pardon, de bière et de stades – pour
détourner nos yeux de la véritable arène, celle du politique.

Cette Coupe du Monde n’aurait-elle été que divertissement, un subterfuge au sens de l’ami Blaise Pascal –et non Matuidi-, volontairement futile, pour nous faire oublier notre condition de faibles mortels soumis à la contingence de l’existence ? N’aurions-nous pas dû rester au repos dans notre chambre plutôt que d’arpenter le Champs de Mars, une bière à la main, nous croyant invincibles ? Possiblement, mais, à défaut de nous faire nous accepter en tant qu’hommes, cette Coupe du Monde nous aura, je crois, permis de célébrer une certaine identité. En ces temps
mouvementés où il est périlleux de parler de nation, de communauté ou de patriotisme, j’ai été infiniment étonnée de voir autant de personnes brandir le drapeau tricolore, chanter faux La Marseillaise et se déclarer fiers d’être français. On pourrait voir dans cet événement une sorte de grande soupe chauvine où chacun revendique de manière primitive une identité commune, s’identifiant au groupe, se fondant dans la masse. On pourrait y voir un savant calcul politique visant à gommer les dissensions pour faire émerger un véritable « peuple » facile à manœuvrer. On
pourrait même y voir une confusion des termes et des concepts, notamment quand un Didier Deschamps ou un Antoine Griezman célèbre la France et la République dans un même geste à l’issue
d’une victoire sur le terrain. Et pourtant, j’avoue y avoir aussi vu une vive émulation collective. Je n’ai
pas été heureuse d’être française par fierté nationale face à l’envahisseur Croate. J’ai été heureuse d’être française parce que j’ai aimé cette vague positive, ce sentiment partagé, cette impression d’un but commun.

Alors oui, indiscutablement, la Coupe du Monde 2018 était politique. Elle l’était dès l’annonce de la candidature de la Russie comme pays organisateur et elle l’a été encore davantage quand Emmanuel Macron s’est tenu entre Vladimir Poutine et Kolinda Grabar-Kitarovic lors de la remise de la Coupe et qu’il a embrassé sur le front les joueurs français comme s’ils étaient ses fils. Elle a été politique et c’est peut-être justement ce qui m’a émue : parce que derrière les joueurs surpayés, les sourires de Vladimir Poutine et l’attitude paternaliste du Président français, j’ai eu le sentiment, peut-être naïf et biaisé, que notre futur d’habitude si austère pouvait prendre une autre teinte. J’ai vu dans cette Coupe du Monde non pas la mise en route d’un peuple uniforme avançant sous l’égide de son berger, mais une France multiculturelle, riche et infiniment variée sortir d’un même pas dans la rue.

Et la vision de tous ces individus se rencontrant pour un ballon rond m’a donné l’espoir qu’ils soient à même de ressortir pour débattre, échanger, penser, pour bien autre chose que cela, des projets de société.

J’ai été Bleue sans aimer le foot, j’ai soutenu la France sans être patriote et j’ai partagé une bière avec mon voisin sans être d’accord avec lui. Ce sentiment d’ivresse m’a certainement brouillé la vision, il m’a fait oublier le sens critique, le rationnel ; m’a rendue fière et émue sans raison.

Et pourtant. C’est comme si pendant 90 minutes, j’avais vu la France prendre son élan.

Caroline Pernes