Mai 68 à Sciences Po, premier épisode : Le réveil du 27

Depuis hier soir 17 avril, le 27, rue Saint-Guillaume est bloqué par des étudiants s’opposant notamment à la loi sur l’université.

Il y a un an, La Péniche publiait un magazine papier pour ses dix ans. L’enquête d’ouverture, signée Ulysse Bellier, était consacrée à la vie de Sciences Po pendant les événements de mai 1968. À l’occasion du cinquantenaire des événements et de ce récent blocage, La Péniche republie l’enquête, feuilletonnée sur toute la semaine, accompagnée d’interviews et d’encadrés.

Aujourd’hui, premier épisode : Le réveil du 27

Debout sur la péniche, ils se relaient pour appeler au boycott des examens, haranguant la foule qui se presse dans le hall pour passer les épreuves de langues. Une banderole faite de bric et de broc annonce la couleur : « Libérez nos camarades ! », slogan repris en chœur par les étudiants contestataires. Un grand chauve essaye tant bien que mal de faire rentrer les élèves dans l’amphithéâtre Boutmy, attenant au hall. C’est Jean Touchard, le secrétaire général de Sciences Po. Un vote à main levée semble avoir été organisé dans le hall, une majorité se dégage : les élèves ne composeront pas, ils discuteront. La direction, complètement dépassée, laisse faire.

Ce samedi 11 mai 1968 au matin, le Quartier latin se réveille groggy de sa première nuit des barricades. Jusqu’au petit jour, des affrontements violents opposent cinq cents CRS et quelques centaines d’étudiants. Pavés contre matraques, puis cocktails Molotov contre grenades offensives, les barricades sont prises et reprises. Les reporters du Monde décrivent des « pavés des rues arrachés » et « des grilles [qui] barrent toujours la chaussée. » Des dizaines de carcasses de voitures calcinées jonchent les environs du Panthéon.

Au matin du 11 mai 1968 en péniche. Photographie Jade Verges, à partir d’un cliché de Guy Michelat.

Mais à Sciences Po, ce samedi 11 mai est un faux départ. Le dimanche marque une respiration, avant un lundi de grève générale où l’école reste fermée. Le lendemain, mardi 14, l’école prend finalement le train en marche, les étudiants occupent les locaux, qu’ils tiennent un mois et demi durant. L’illusion révolutionnaire s’est installée dans les amphis, en péniche, dans les esprits d’étudiants si conformistes, dévots du plan en deux parties, deux sous-parties. Elle bouscule la direction, interdite, et les professeurs, stupéfaits. De là débouchera une nouvelle école ouvertement politisée et où les étudiants participent, enfin, à la gestion de l’établissement.

Sciences Po, avant ce samedi matin, était resté en retrait du mouvement étudiant, déclenché à Nanterre quelques semaines plus tôt. Certains ont participé aux manifs au début du mois, mais les examens se rapprochant, ils bachotent. Lors de la manif du 6 mai, alors que les pavés volent à Mabillon, les stylos grattent rue Saint-Guillaume. Les sciences-pistes d’alors sont proches des affrontements, mais loin des revendications estudiantines. Dans le Sciences Po des années soixante, les costumes en tweed de Frédéric Mion passeraient inaperçus.

Quand vous entriez au 27, « il y avait des dames qui prenaient vos vêtements, qui les suspendaient à un clou, qui vous donnaient un ticket, c’était la première chose que l’on faisait en arrivant » raconte Paul-Ravier

Dominique Cendre-Gouteron, en troisième et dernière année en mai 1968, était arrivée de Pantin à 17 ans en première année, après avoir entendu parler de Sciences Po dans un bus. « J’ai alors découvert un endroit qui n’était pas comme ailleurs ». Chez les hommes, petite majorité de cravates. « Les jeunes filles, raconte-t-elle, étaient en twinset de cachemire acheté aux Laines Écossaises boulevard Saint-Germain, avec un petit collier de perles et un catogan de velours dans les cheveux. » Située entre la rue des Saints-Pères et la rue Saint-Guillaume, à côté d’un drugstore, c’était la boutique branchée du moment. On a vu plus révolutionnaire.

« C’était terriblement un univers de l’entre-soi », raconte Paul-Henri Ravier, s’y reconnaissant lui-même : lycée Henri-IV, Sciences Po, puis l’ENA. Amusé, il nous raconte depuis son austère bureau de la Cour des comptes son premier souvenir de mai 68, avant la révolte à Sciences Po. Un matin de mai, alors que le futur énarque déposait ses affaires au vestiaire (« Il y avait des dames qui prenaient vos vêtements, qui les suspendaient à un clou, qui vous donnaient un ticket, c’était la première chose que l’on faisait en arrivant »), il voit débouler un ami de la fac d’Assas. « Il s’en était fait jeter assez énergiquement par les étudiants qui occupaient la fac, en lui disant ‘Camarade, on a pris le pouvoir, il n’y a plus d’examens, plus de concours, dégage ! Tu n’as plus rien à faire ici. »

Quelques jours plus tard, ce fameux samedi 11 mai, les examens sont reportés sine die à la suite du boycott des étudiants. Le soir même, le Premier ministre Georges Pompidou rentre d’un voyage officiel en Afghanistan. Selon un étudiant de l’époque, l’agitation au sein de l’Institut d’Études Politiques aurait fait changer la position de Pompidou, ancien étudiant de l’École Libre des Sciences Politiques (Sciences Po avant 1945). Il décide d’accéder aux revendications du mouvement : dégagement des forces de police du Quartier latin, réouverture de la Sorbonne et libération des étudiants arrêtés. De fait, il légitime la révolte étudiante.

Suite dans le second épisode : L’amphithéâtre Che Guevara

Sciences Po à la veille des événements

En 1967, l’école compte environ 3 300 étudiants répartis sur trois années d’enseignements : une année préparatoire et deux années dans une des quatre sections existantes (Service public, Relations internationales, Section économique et financière, Section politique et sociale). Le diplôme de sortie est alors assez sélectif (un tiers d’échec) et classant. Au-delà d’enseignements dont les fondamentaux n’ont pas beaucoup changé depuis, l’école innove, comme l’illustre ce nouveau cours sur « les ordinateurs et le traitement automatique de l’information ».
Enfin, face à l’augmentation des effectifs, le 27 rue Saint-Guillaume est surchargé ; il est décidé de transférer l’année préparatoire à Nanterre à la rentrée 1968. Mais après ce mois de mai, le transfert se fait vers Dauphine, nouvellement créée et plus rassurante pour le pouvoir.

INTERVIEW : Marie Scot, historienne à Sciences Po

Y-a-t-il une vie politique étudiante à Sciences Po avant mai 1968 ?
Il y a toujours eu de la politique à l’École Libre des Sciences Politiques [1872-1945] et à Sciences Po. Après 1945, la Guerre froide, les crises de la Quatrième République et la Guerre d’Algérie ont été autant d’occasions de politisation pour les étudiants.
Mais, avant 1968, les activités politiques et syndicales des étudiants n’étaient pas officiellement reconnues par la direction. Le militantisme, notamment politique, se faisait à la marge et en dehors de l’institution (affichage, tractage, réunions). Cela pose d’ailleurs un sérieux problème de sources, car on trouve très peu de traces de ce militantisme dans les archives administratives et institutionnelles de Sciences Po. Il faut recourir aux témoignages des élèves pour appréhender ce pan important de la vie étudiante.

Richard Descoings écrit dans Sciences Po, de la Courneuve à Shanghai (2007), qu’avant 1968, « le directeur de Sciences Po règne et gouverne ». Est-ce juste ?
Si l’on suit à la lettre des statuts (d’octobre 1945 et de janvier 1969) régissant Sciences Po, ce n’est pas le cas. Le Président du Conseil d’administration de la Fondation Nationale des Sciences Politiques (FNSP, fondation de droit privé) est la plus haute autorité de la Maison ; mais, dans les faits, il délègue tout ou partie de ses pouvoirs (de représentation, d’instruction et d’exécution des décisions des Conseils, d’engagement financier) à l’administrateur de la FNSP – directeur de Sciences Po. Ce dernier est donc puissant, mais par délégation.

Qui était Jacques Chapsal, le directeur de Sciences Po en mai 1968?
Déjà secrétaire général de l’École en 1939, il devient directeur en 1947 et le restera jusqu’en 1979. Jacques Chapsal est considéré comme le second père fondateur de Sciences Po, en raison de son rôle au moment de la refondation de Sciences Po en 1945, de la longévité de son directorat et de son œuvre de bâtisseur d’institution autant que de campus urbain : on lui doit l’expansion immobilière de Sciences Po rue des Saints-Pères, rue Saint-Guillaume et rue de la Chaise. Juriste de formation, c’est un homme distant et réservé, d’une autorité incontestable mais bienveillante. Les événements de mai 68 arrivent de façon assez inattendue, après plus de vingt ans passés à la tête d’une école peu remuante. Lui, comme l’équipe de direction composée des deux secrétaires généraux de la FNSP et de l’IEP, respectivement Jean Touchard et René Henry-Gréard, n’étaient pas préparés à comprendre ce qui leur arrivait. Mais, en définitive, leur gestion de l’événement – par la négociation, le recours à la médiation enseignante et la temporisation – a été plutôt efficace et a permis de contourner les revendications étudiantes en matière de cogestion et de « pouvoir étudiant », même s’ils ont pu être durablement affectés, à titre personnel, par les événements.