Michel Serres : tête bien pleine ou bien faite ?

« Emettre, recevoir, stocker, traiter de l’information » : en quatre mots, voilà défini l’être vivant, voire les objets inertes qui l’entourent. En ce sens, l’ordinateur est une machine universelle : il émet, reçoit, stocke et traite de l’information.
Mais commençons avec quelques éléments de contexte. Vendredi 1er mars. Michel Serres. Master-class pour l’école de la communication de Sciences Po, à propos de son livre, Petite poucette. Petite poucette, un essai – et un conte – sur le numérique, les transformations induites par l’ordinateur, et internet.
Michel Serres est sans doute le chouchou des technophiles. Il est l’un des quelques intellectuels français à défendre les nouvelles technologies. Contre les Finkielkraut (voir la confrontation entre Serres et Finkielkraut dans son émission, Répliques du 8 décembre 2012, Dominique Wolton, Paul Virilio et j’en passe.

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L’évolution du couple support-message

Michel Serres, donc, est optimiste à propos du monde qui vient. C’est pourquoi il commence, reprenant un fil qu’il avait dessiné dans son livre, par démonter l’argument des critiques selon lequel Internet introduit des bouleversements radicalement nouveaux. Pour Serres au contraire, la révolution Internet s’inscrit dans une longue histoire, celle de la transformation du rapport support-message. Qu’est ce que la parole, sinon un message – les mots – et un support – la bouche, le corps humain ? Première révolution, l’invention de l’écriture, qui invente un nouveau support – le papier – et une nouvelle forme du message, le signe écrit. Deuxième révolution, l’invention de l’imprimerie. Enfin, troisième révolution, celle de l’informatique. Qui est nouvelle certes, puisque le support de l’externalisation n’est plus le même – l’ordinateur, le smartphone plutôt que la tablette d’argile ou l’imprimé -, mais s’inscrit bien dans la même histoire.

Changement dans le temps, changement d’espace

Et ce n’est pas seulement un changement dans le temps, mais aussi un changement dans l’espace que produit la révolution numérique. Nous passons d’un espace géométrique, symbolisé par l’adresse, localisée par un certain nombre de codes, rue, numéro, ville etc., à un espace topologique, symbolisé lui par l’adresse mail, correspondant à un individu plus qu’à un lieu, puisque elle est accessible de n’importe où, ou presque. Cette transformation posant bien sûr des questions sur la régulation, les règles qui s’imposent dans ce nouvel espace, encore largement laissé à lui-même.

Quid des individus ?

Dès lors, que deviennent les individus dans ce nouveau monde ? La connaissance, faculté de mémoire, d’imagination et de raison s’objective, s’externalise via l’ordinateur qui prend en charge ces fonctions. Vous avez désormais votre tête devant vous sourit Serres, tel Saint Denis, l’évêque de Lutèce décapité qui avait récupéré sa tête qui roulait. Le mot de Montaigne, qui voulait une « tête bien faite plutôt que bien pleine » prend tout son sens ici. Dans le monde numérique, ce ne sont pas les connaissances qui importent, la « culture », mais ce que l’on en fait, la manière de s’en servir, et la capacité à aller chercher de l’information. Les hommes perdent des facultés, celle de mémoire par exemple, mais les récupèrent dans des objets extérieurs – l’ordinateur aujourd’hui, le livre hier.
Pour Michel Serres donc, pas d’inquiétude à avoir sur le monde numérique. Refusant par exemple la critique de l’individualisme provoqué par les nouvelles technologies, il affirme au contraire que celles ci permettent de mieux se contacter, communiquer : la « petite poucette », écouteurs sur les oreilles et portable dans les mains dans le métro est bien plus sociable que le « grand papa ronchon » qui bougonne que la technologie rend autiste.
La technologie au contraire est merveilleuse, puisqu’elle permet aux élèves de se renseigner avant les cours sur le sujet de ceux ci, redéfinissant ainsi le rapport de professeur à élève qui a structuré toute l’histoire de l’enseignement. C’est pourquoi notamment il est absurde de ne pas mettre en ligne les cours des universités et des écoles, librement accessibles à tous.

Un débat ?

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La salle, conquise tant par l’exposé que par l’accent chantant du conférencier l’applaudit chaudement. Pourtant, on peut regretter peut-être que, sur un sujet aussi sujet à controverse que celui-ci, un débat n’ait pas été choisi plutôt qu’une conférence. L’exposé brillant de Serres aurait sans doute gagné à un dialogue contradictoire, entre partisans et adversaires – dans toutes les nuances – du développement du numérique. Ainsi, sur le point par exemple de l’accès des élèves au savoir, on peut se demander si sans le savoir transmis préalablement par le professeur, les élèves sauraient où chercher, que lire pour préparer le cours – si tant est qu’il en aient envie naturellement. De même, la question de l’externalisation des compétences humaines ne mérite-t-elle pas un traitement également critique ?

Le débat aujourd’hui est très riche, même si les intellectuels français apparaissent comme un peu en retrait par rapport notamment aux américains. Le manque de recul empêche sans doute de trancher dans l’immédiat. Mais le questionnement critique, et précisément la prise de recul à l’égard de technologies que nous – jeunes, occidentaux, éduqués, riches – utilisons tous les jours semble indispensable à la compréhension des enjeux du monde, nouveau ou pas, qui vient.

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Pour nourrir le débat, on peut se reporter à l’essai de l’écrivain américain Nicolas Carr, Internet rend-il bête ? , tiré d’un article (http://www.theatlantic.com/magazine/archive/2008/07/is-google-making-us-stupid/306868/#comment-38628269) paru dans The Atlantic (traduction ici http://www.framablog.org/index.php/post/2008/12/07/est-ce-que-google-nous-rend-idiot). On pourra suivre aussi la polémique qui a suivi cette publication, notamment à travers les critiques du journaliste spécialisé américain Clay Shirky (ici http://www.britannica.com/blogs/2008/07/why-abundance-is-good-a-reply-to-nick-carr/ et ici http://www.britannica.com/blogs/2008/07/why-abundance-should-breed-optimism-a-second-reply-to-nick-carr/).
Pour la perspective d’un philosophe critique, voir le livre de Raffaelle Simone, « Pris dans la toile » de 2012, à mettre donc en résonnance avec l’essai de Michel Serres, « Petite poucette » (2012).

2 Comments

  • retro jordans

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