Opium : l’invitation au voyage

Kisskissbankbank. Non non, il ne s’agit pas d’une pratique sexuelle des Baruyas de Papouasie. Ni des Kasvas de Nouvelle-Guinée. Kisskissbanbank, c’est le nom d’un site d’une nouvelle pratique – révolutionnaire – le crowdfunding. Les anglicistes auront déjà compris de quoi il s’agit : le financement de projets par la « foule », ou plus précisément les consommateurs. Quiconque veut développer un projet le présente sur le site, fixe la somme qu’il désire récolter, puis chacun peut participer financièrement au projet, permettant au concepteur de passer à la réalisation. Le tout en passant par dessus tout le système traditionnel des banques, des prêteurs et autres démons du capitalisme.

Quel était déjà le sujet de cet article ? Ah oui, Opium Philosophie ! Oui et m’y voilà : Opium Philosophie lance, va lancer en avril sa revue annuelle, consacrée ce printemps au voyage. Et la raison de ma première digression, c’était cela : pour financer la conception et l’impression de la revue, l’association est passée donc par le site Kisskissbankbank. Avec un succès foudroyant : en une semaine, les 2500€ nécessaires ont été rassemblés, alors que l’équipe avait prévu un mois. Et les dons continuent d’affluer, preuve sans doute que la philosophie à Sciences Po, c’est une affaire qui marche.

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Qui ?

Il semble en effet que certains addicts du plan binaire (autrement nommé, plan Sciences-Po) soient également grands lecteurs de Nietzsche, Spinoza et consorts. L’association Opium Philosophie, c’est peut être l’agrégation de ces déviants : une trentaine de personnes, de Sciences-Po, des bicursus et d’autres universités, Nanterre, la Sorbonne, EHESS, Polytechnique… Une association interuniversitaire à Sciences Po, c’est assez rare pour être noté – et c’est abondamment souligné par les membres de l’association.
Et quoi de mieux pour qui entend « promouvoir un dynamisme philosophique étudiant », décloisonner la philosophie des licences spécialisées, l’ouvrir au plus grand nombre – en somme, « la faire vivre » résume un membre.

Comment ?

Pour parvenir à ce flamboyant idéal, Opium Philosophie est plutôt actif. Jugez plutôt : une émission à RSP, un café philo par mois, des conférences et des rencontres organisées avec des personnalités, et un nouveau site.

Longues d’une cinquantaine de minutes, les émissions à RSP ont pour but, dixit la réclame, « d’aller chercher les nouvelles pensées ». Et il faut reconnaitre un certain éclectisme, d’une émission avec Diderot sur Jacques Attali – ou l’inverse -, à une autre sur le numérique avec le sociologue Antonio Cassili.

Les cafés-philo sont aussi un moyen pour l’association de massifier son propos : chaque mois est organisé un débat dans un café, sur des thématiques variées elles aussi. Six ont pour le moment été organisés, avec des invités spéciaux à chaque fois, comme Xavier de la Porte sur le numérique ou Dominique Reynié sur le populisme. Et il semble que cette formule – café ou philo ?- attire : selon l’association, toutes les réunions ont affiché complet, à chaque fois avec une cinquantaine de participants. Un dernier rendez-vous est donné pendant la semaine des arts, dans les jardins de Sciences Po, pour parler de l’art contemporain avec Mme. Lichtenstein, professeur à l’université Paris IV-Sorbonne.

Les philosophes étant plutôt boit-sans-soif – que tout contradicteur se rappelle que l’année dernière avait été organisée une conférence sur l’ivresse, par Raphaël Enthoven -, les conférences semblent avoir moins la faveur de l’association. Néanmoins, un conclave sur le travail et le bien-être est prévu le vendredi 29 mars, avec Alexandre Jost, fondateur de la Fabrique Spinoza et Geoffroy Lauvau et Martine Verlhac, philosophes – puis tout de même happy-hour au Basile.

Mais l’apogée de cette année sera sans doute atteinte par la publication de la première revue papier -un must-be des associations sciences pistes, au diable la génération 2.0 ! La revue sera consacrée au thème du voyage, thème retenu comme significatif de notre modernité, tant dans ses aspects positifs que négatifs. Epaisse d’une centaine de pages (112, adoptons *l’esprit de finesse*), conçue -jour et nuit- par les membres de l’association accompagnés de deux graphistes professionnelles, la revue fleure bon le modèle XXI – ce « mook », mi-magazine, mi-book, qui incarne pour certains l’avenir du journalisme. Après le manifeste de l’association, elle comportera d’abord quelques articles de l’actualité vue sous un angle philosophique. Puis quelques commentaires de livres, eux aussi prétexte à une interrogation philosophique – et là encore les ouvrages retenus sont éclectiques. Est marqué ici un des leitmotiv de l’association : ne pas séparer l’art de la philosophie, volonté marquée dans son nom même, Opium Philosophie, référence à un vers de Baudelaire. Enfin, une interview, et surtout le grand dossier central. Originalité, il sera composé de témoignages et de textes d’étudiants de tous les horizons – entendez, de nombreuses universités -, désireux de partager une invitation au voyage, à la fois « récit d’expérience vécue et personnelle » et « expérience philosophique ». Non pas nécessairement des textes longs, mais une multitude de contributions dessinant comme un chemin, un parcours philosophique – un voyage. Attendons de pouvoir toucher la revue à sa sortie, prévue courant avril, pour juger du résultat, mais on peut déjà saluer l’ambition de ses concepteurs.

Et que les hédonistes parmi nous se rassurent, ils seront visés par une soirée pour le lancement de la revue, au « concept original », qui sait ce qui se cache sous ce vocable. C’est qu’il s’agit d’un grand coup : 1000 exemplaires seront imprimés, vendus 5€ chacun, dans les différentes universités et même dans quelques librairies – et l’engouement pour le projet sur Kisskissbankbank (lecteur, tu ne sursautes plus) laisse présager un certain succès.

Quoi ?

Alors, philosopher en dehors de Normale Sup et des masters spécialisés ? Oui si l’on en croit le dynamisme d’Opium Philosophie.

C’est sur un chemin résolument actuel que s’est engagé l’association – la philosophie à portée de tous, comme activité de compréhension et de préhension du monde contemporain, et en somme comme recherche d’une vie bonne. Peu de Sartre, d’Heidegger, de Wittgenstein, d’être en soi et de Da Sein, plus une philosophie du quotidien. Non, Opium Philosophie ne renierait sans doute pas Nietzsche qui déclare : « Je me méfie de tous les faiseurs de système et m’écarte de leur chemin ».

Tout philosophe se trouve écartelé entre le nécessaire usage de concepts, d’outils à pensée, et la volonté de ne pas parler dans le désert. Certains ont essayé de résoudre l’équation – Camus déclarant en accroche de son Mythe de Sisyphe : « la seule question philosophique vraiment sérieuse, c’est le suicide », faisant de la philosophie un art profondément vivant. D’autres ont poussé jusqu’à l’extrême l’accessibilité – Alain dans ses Propos par exemple, d’une limpidité admirable.

Telle est aussi la tâche de l’association – constituer la philosophie comme une activité vitale, donc accessible et nécessaire à tous. Mais à toi, lecteur, de t’en emparer. Toi, cinéphile, thêatrophile, littératurophile, et que sais-je encore – ta culture ne cesse de m’étonner -, n’oublie pas la philosophie. Souviens toi du mot de Pascal de tes cours de terminale : sans philosophie, « nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre » (Pascal, Pensée 47).