Prof à l’appui – La crise des migrants vue par Bertrand Badie

Alors que des milliers de migrants affluent chaque jour en Europe, les relations inter-étatiques se crispent autour de l’accueil qui leur doit être réservé. Le professeur Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales, appréhende quant à lui ce phénomène d’un point de vue global. Propos recueillis le 22 septembre 2015.

L’Union Européenne doit-elle accueillir différemment les « migrants » et les « réfugiés » ? Cette distinction sémantique est-elle justifiée ?

Certes, d’un point de vue juridique, il convient de distinguer la notion de réfugié de celle de migrant. Des textes très précis organisent le statut de réfugié, devenu une notion de droit international depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale.

Néanmoins, cette distinction est inadmissible sur le plan sociologique, politique et moral. Un réfugié est un être humain qui souffre de persécutions dans son pays et qui est menacé de mort politique. Le migrant, quant à lui, souffre des insuffisances des ressources économiques de son pays et est menacé de mort économique. Est-ce plus grave de mourir de mort politique que de mort économique ? Doit-on sélectionner à nos frontières les personnes qui recherchent notre assistance en fonction du type de trépas auquel elles sont exposées ?

Cette distinction sémantique est dangereuse. Elle amène à considérer que le migrant économique n’est pas digne d’assistance, et que les arguments qui décident du rejet à nos frontières s’en trouvent fondés. Or la racine de ces deux phénomènes est la même. L’effet de mondialisation rend la mobilité de plus en plus normale, et crée un imaginaire conduisant à penser que la situation ailleurs est meilleure que chez soi. Ce genre de raisonnement, quelles qu’en soient les motivations et les origines profondes, ne peut être aboli. C’est la raison pour laquelle cette distinction au fond ne tient pas.

Dans un siècle où les flux s’intensifient, la « politique des barbelés » est-elle dépassée ?

La grande erreur de l’Europe est de croire que la meilleure réponse à l’immigration est la répression. On dépense des sommes considérables dans cette politique répressive, on crée des malheurs supplémentaires…. Et malgré cela, on constate que les flux ne régressent pas. Cette politique n’a aucun effet sur le comportement des personnes concernées !

Le recours aux politiques répressives révèle une violence terrible, mais aussi une ignorance profonde de ce qu’est notre monde, et de ce qu’il est en train de devenir. On ne peut que déplorer leur absurdité et leur inanité face à des phénomènes migratoires aujourd’hui inscrits dans l’évolution des sociétés. Au lieu de poursuivre cette politique chimérique, on devrait penser notre monde tel qu’il est aujourd’hui et définir un modèle de gouvernance des flux mondiaux de populations, qui soit adapté à notre temps.

La répression est enfin une façon scandaleusement facile de faire écho à une certaine opinion publique en vue de gagner des votes. Je regrette que le marketing électoral l’emporte sur la responsabilité d’Etat.

L’espace Schengen sous sa forme actuelle est-il en mesure de répondre à la crise migratoire ou faut-il le réformer ?

Il s’agit là d’un épiphénomène. L’espace Schengen n’est pas en soi responsable de la situation dans laquelle nous nous trouvons. C’est le défaut de politique migratoire cohérente qui est à l’origine de la crise que nous connaissons actuellement. On peut tout à fait adapter Schengen à une vraie politique commune d’immigration. Mais cette réflexion doit être menée à un niveau global, par l’Union Européenne toute entière. Se battre pour savoir s’il faut arrêter ou modifier Schengen est assez dérisoire…

Que pensez-vous du système de quota ?

Ce système peut être conçu comme un palliatif, une façon de traiter la crise dans l’urgence. Mais le véritable problème est d’une toute autre ampleur. Nous devons redéfinir nos sociétés en fonction d’un besoin d’ouverture vers l’extérieur.

Ce besoin est lié, d’une part, à l’état du système international, qui ne peut plus fonctionner aujourd’hui dans le contexte d’étanchéité des frontières. D’autre part, ce besoin de perméabilité doit aussi tenir compte des nécessités propres de chacun de nos Etats, car nous avons besoin de migrants ! Nous avons besoin de migrants parce que notre situation démographique n’est pas bonne, parce que nous avons chez nous des emplois non-pourvus, et parce que les migrants, contrairement à la légende, rééquilibrent nos budgets sociaux.
Face à ce phénomène irréversible, il faut penser au profit qu’on peut en tirer plutôt que de se réfugier dans des images qui font peur. La question des quotas, est une partie tout à fait secondaire du débat. Les questions accessoires ne doivent pas empêcher de regarder en face les questions essentielles.

Faut-il intégrer les réfugiés politiques de manière durable, quand certains d’entre eux souhaitent rentrer chez eux dès qu’ils le pourront ?

Nous ne sommes plus dans un univers westphalien avec une juxtaposition d’Etats souverains, marqués par des identités nationales étanches. Nous sommes dans un monde de plus grande mobilité, où les nations ne meurent pas mais où elles se recomposent. Et cela à des rythmes qui ne peuvent être décrétés. On ne peut pas estimer si telle population de migrant restera ou ne restera pas dans un pays. Il faut avoir le courage de penser la manière dont notre espace national vient s’enrichir, se recomposer, prendre des profils nouveaux en tenant compte de l’autre.

Il n’y pas de cité possible sans prise en compte de l’altérité. C’est là la règle la plus évidente de la science politique. Si on veut faire de l’assimilationnisme total et absolu, on entre dans un monde figé, empli de tensions, d’intolérance et de haine, alors qu’à la base même de la cité se trouve l’idée de faire coexister des groupes et des individus différents. Avec la mondialisation ce phénomène a pris une importance considérable, et à une vitesse que les vieux regards ne parviennent pas à soutenir.

Quel niveau est le plus approprié pour permettre cette coexistence de la meilleure façon qu’il soit?

Cette question a fait l’objet d’un grand débat par le passé, mais je pense qu’il est aujourd’hui quelque peu dépassé. La tectonique des sociétés, c’est-à-dire leur dynamique, a pris une importance que l’Etat a du mal à suivre, et encore plus à régenter.

L’époque où l’Etat pouvait organiser le changement est terminée. L’Etat est là pour garantir le contrat social, à travers le droit, les institutions, éventuellement la répression. Ce rôle de garant du contrat social est d’ailleurs trop souvent oublié, y compris sous les assauts du néolibéralisme. Mais l’Etat n’est pas là pour définir, produire le contrat social. Cette distinction est importante. La production du contrat social se fait sous l’effet des dynamiques sociales, et de la volonté exprimé des individus qui y concourent. Si certains individus sont exclus du contrat social, ils risquent de devenir des déviants, des délinquants et peut-être ce que l’on appelle aujourd’hui des « terroristes ». Nous avons tout intérêt, au contraire, à associer tous les acteurs à la redéfinition permanente du contrat social. Ensuite, c’est à l’Etat de garantir cette définition.

Assiste-on à une division au sein de l’espace européen entre les pays de l’est, plus réticents à l’accueil des migrants, et les pays de l’Ouest, plus favorables?

Cette distinction apparaît d’ailleurs sur beaucoup d’autres sujets internationaux. Elle est, pour moi, symptomatique d’un élargissement à l’est bâclé et mal pensé. Cette intégration faisait et fait toujours sens.

En revanche, il est coupable de ne pas avoir pensé les effets qu’une histoire et une socialisation bien différentes pouvaient avoir sur le mode d’intégration européenne à venir. Celle-ci n’est pas un jeu mécanique. C’est une stratégie, une transaction entre différentes exigences. Je me souviens qu’à l’époque où on négociait cet élargissement, le problème n’avait pas été sérieusement abordé. On voit aujourd’hui ce qu’il en est.

Néanmoins, au-delà d’une réalité qui est celle de l’intégration manquée, il y a certains régimes politiques d’Europe centrale et orientale qui posent problème. Leurs orientations fortement populistes, qui parfois avoisinent le fascisme, posent un problème de fond face à une Europe qui s’est construite contre cette sensibilité.

Ces divergences des Etats européens à propos de l’accueil des migrants remettent-elles en cause la solidarité européenne ?

Il n’y a jamais eu de solidarité européenne ! Au mieux, peut-on parler d’une association d’Etats européens, mais la logique associative est aujourd’hui insuffisante pour faire face aux défis auxquels l’Europe est confrontée. L’exemple grec, parmi de nombreux autres, a prouvé que la solidarité européenne n’existait pas.

Cette pratique solidariste semble pourtant être la seule solution dans un monde mondialisé. La solidarité n’est pas seulement un effet éthique et moral. C’est aussi une opportunité et une utilité sociale, que personne ne sait aujourd’hui réellement exploiter.
Malheureusement, le constat d’échec de l’Union Européenne en la matière est total. La solidarité fait quasiment l’unanimité contre elle chez les dirigeants, parmi les élites économiques mais aussi dans les opinions publiques.

Il est clair que celles-ci se structurent en fonction d’une offre politique qui tend aujourd’hui à faire du migrant, et plus généralement de l’autre, le bouc-émissaire facile de toutes les souffrances endurées aujourd’hui par les populations européennes. Dans un tel contexte, où la responsabilité des acteurs politique est considérable, il ne faut pas s’étonner du peu de cas que fait l’opinion publique de cette obligation de solidarité avec les populations immigrées !

Quel va être l’impact de cette crise migratoire sur les relations internationales des Etats européens ?

En vérité, les Etats européens ne savent pas quoi faire. A un moment, on a pensé que la meilleure façon d’arrêter la crise des réfugiés était de mettre un terme aux conflits qui en alimentent le flux, via l’intervention des Etats occidentaux. Cette vision est véritablement pavée d’illusions : il n’est pas sûr du tout qu’une action de ce genre provoque la fin des migrations et ne vienne pas au contraire l’amplifier, suite au désordre qu’elle causerait. C’est une mauvaise manie des Occidentaux de penser qu’ils peuvent résoudre les problèmes en intervenant partout et par l’usage de la force. Nous ne sommes pas les gendarmes du monde.

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