Prof à l’appui – Pascal Perrineau : que retenir des élections régionales ?

Pascal Perrineau est professeur des Universités à Sciences Po et auteur de « La France au Front. Essai sur l’avenir du Front national » publié chez Fayard l’année dernière.

Au second tour des élections régionales, le Front National (FN) a atteint 45,22% des suffrages exprimés en Provence-Alpes-Côte d’Azur, région où le parti réalise son meilleur score. A ce stade, peut-on dresser un profil type de ses électeurs ?

De tels pourcentages montrent que le FN pénètre tous les milieux sociaux. En devenant un parti national, le FN perd en partie les caractéristiques qui étaient les siennes dans les années 1980-1990. Cependant, « L’enquête électorale française » réalisée par le CEVIPOF auprès de 25 000 personnes, après les attentats du 13 novembre, permet de dresser quelques caractéristiques du FN qui perdurent. Tout d’abord, l’électorat du FN demeure majoritairement masculin. Les femmes hésitent à voter en faveur d’un parti qu’elles continuent à associer à un certain machisme, et à une insensibilité envers leurs revendications, notamment en matière d’IVG et d’égalité des salaires. De plus, ce parti qui plonge ses racines dans l’extrême-droite continue d’avoir moins de succès chez les plus de 65 ans. Les tabous et les interdis sont plus forts dans cette tranche d’âge, du fait de sa proximité avec les évènements de la Seconde Guerre Mondiale et des années 1930. Leurs expériences les éloignent d’un parti qui, à tort ou à raison, rappelle à certains le mauvais souvenir de ces partis ayant dérivé vers l’autoritarisme ou le fascisme dans les années 1930 et 1940. Ensuite, le FN continue de pénétrer de manière beaucoup plus forte les couches populaires que les cadres supérieurs ou les professions libérale. Cette tendance s’accentue : plus de 40% des ouvriers et 38% des employés déclarent avoir voté pour une liste du FN, tandis que la moyenne nationale est de 28%.

Néanmoins, de nouveaux éléments viennent s’ajouter à ces caractéristiques traditionnelles. Le FN s’étend dorénavant dans les couches moyennes. Au sein du monde de la fonction publique, il atteint même sa moyenne nationale alors qu’il s’agissait jusqu’alors d’un des milieux sociaux qui lui était le plus réticent. Le FN révèle ainsi sa capacité à exploiter le désarroi, les inquiétudes et les déceptions vis-à-vis de la gauche, qui était auparavant forte dans ces milieux. Cela montre que le FN a des marges de progression.

Certains électeurs, qui votaient autrefois pour des partis de gauche ou d’extrême gauche, se tournent aujourd’hui vers le FN. Le Front de Gauche, par exemple, peine à mobiliser autour de lui. L’essor du FN s’explique t’il par un échec de la gauche ?

Le Front National se nourrit tout d’abord de malaises économiques et sociaux. La crise économique et financière de 2008-2009 lui a donné un espace de progression évident, qui lui a permis de renaitre en tant que puissance électorale. Le FN se nourrit aussi de déceptions politiques vis-à-vis de la droite, puisqu’environ 15% de l’électorat de Sarkozy de 2012 et qui s’est déplacé lors du premier tour des régionales a voté en sa faveur. Cependant, on ne peut comprendre la dynamique du FN si on la rabat uniquement sur un phénomène de radicalisation de la droite. L’extrême droite, ce n’est pas seulement l’extrême de la droite. Le parti de Marine Le Pen attire aussi des personnes peu politisées, venant du « ni-gauche ni-droite ». Enfin, son essor s’explique aussi par une frustration d’électeurs de gauche, qui attendent toujours une inversion de la courbe du chômage, une hausse du pouvoir d’achat et une protection économique contre les délocalisations. En témoignent les scores vertigineux réalisés par le FN en Pas-de-Calais et dans l’Aisne, départements historiquement communistes et socialistes. Ces thèmes de protectionnisme économique et de hausse des bas salaires sont portés massivement par le FN. Ce parti est à l’avant-garde du camp hostile à la globalisation économique et à ses effets. C’est cela qui fait sa force politique.

Quelles leçons les partis traditionnels vont-ils tirer de ces élections régionales ?

Les partis de gouvernement, de gauche comme de droite, sont un peu désarçonnés par ce qui est arrivé. D’après les sondages d’intentions de votes, réalisés le soir du second tour dans la perspective de la présidentielle de 2017, Marine Le Pen serait au second tour et même peut-être en tête au premier tour. Le message est dur à entendre pour les partis de gouvernement. D’autant plus qu’une forte défiance, parfois même une haine envers la politique qu’ils portent s’est exprimée durant ces élections régionales. La réaction de Xavier Bertrand, le soir du second tour, était à cet égard symptomatique et évocatrice. Par son émotion, par sa démission de tous ses autres mandats, le nouveau président du Nord-Pas-de-Calais-Picardie a voulu montrer que ce qui s’est dit dans les urnes a été entendu.

La vraie question est de savoir si cela va durer. Ces élections régionales ont exprimé avant tout une volonté de renouvellement. Celui-ci doit être générationnel. D’ailleurs, c’est très souvent le Front National qui avait les candidats les plus jeunes. Ce renouvellement doit également être celui des pratiques politiques, et pose notamment la question du cumul des mandats. Le discours politique doit aussi changer, ce qui suppose une évolution du traditionnel conflit gauche-droite. Dans deux régions, il y a eu un conflit entre une alliance de la droite et de la gauche contre le FN. A l’heure des grands défis économiques et de la menace terroriste, les enquêtes d’opinions montrent d’ailleurs que nombre de Français souhaitent une forme d’union nationale.

La demande est forte pour que les lignes bougent. Je crois qu’une partie de la classe politique a compris. Mais si la réponse de la classe politique demeure celle d’un appel au « front populaire » lancé d’un côté par Mélenchon, et de l’autre côté d’une « union de toutes les droites » voulue par Sarkozy, c’est que le message n’aura été que partiellement entendu. Le danger sera alors réel. Si les mœurs, les pratiques et le discours politique ne changent pas, le FN continuera sa progression en se nourrissant de ce malaise, de cette défiance vis-à-vis de la politique. Les semaines et les mois qui viennent détermineront s’il y a une réponse à la hauteur du défi qui a été lancé.

De quel pays pourrait-on s’inspirer pour réformer le système politique français ?

La France est trop souvent atteinte de nombrilisme en matière de politique, alors qu’il suffirait parfois de regarder au-delà de nos frontières pour puiser de nouveaux outils qui fonctionnent. La pratique des coalitions, courante dans de nombreux pays européens, permet de dépasser l’éternel clivage entre les conservateurs et les progressistes. C’est le cas en Allemagne où la gauche et la droite gouvernent ensemble autour d’un contrat âprement négocié. D’autre part, la plupart des pays européens sont beaucoup plus stricts que la France en matière de législation sur le cumul des mandats. On pourrait aussi s’inspirer des scrutins mixtes de certains pays du nord ou d’Allemagne, qui permettent une meilleure représentation et qui introduisent plus de souplesse dans le système politique. La défiance vis-à-vis de la politique s’explique aussi chez beaucoup de français par l’impression de son impuissante : les lois sont votées après d’âpres discussions, mais il faut ensuite attendre des mois ou des années pour qu’elles soient véritablement appliquées. On pourrait imaginer des décrets d’application beaucoup plus rapides, à l’image de ce que fait Matteo Renzi en Italie. Enfin, il est important de se tourner aussi vers le passé politique français. Le conflit bipolaire n’a pas toujours existé en France : après-guerre, il y a eu un gouvernement d’union nationale sous de Gaulle. Puis, sous la IVème République, des coalitions de « troisième force » se sont formées contre les extrêmes de chaque camp. Il faut regarder dans le temps et dans l’espace ce qui peut nous permettre de répondre aux questions qui sont adressées à la classe politique. Sinon, la fracture entre les électeurs et les élus va devenir de plus en plus profonde.

Les nouvelles technologies peuvent-elle permettre de réduire cette distance entre être les citoyens et les politiques ?

Un français sur deux n’est pas allé voter au premier tour des élections régionales. Si le moment électoral est essentiel, il ne peut pas être l’unique moment de participation. Il faut permettre une consultation démocratique autour des institutions élues et associer la population et les associations aux prises de décision. La démocratie électronique peut être un des moyens pour faire vivre ce lien civique et démocratique en dehors du moment électoral. Néanmoins, il ne faut pas tout en attendre non plus. La démocratie électorale a l’avantage de faire se déplacer des millions d’électeurs. Au contraire, les moyens de la démocratie participative associent souvent de petites minorités. Il faut trouver un juste équilibre entre cette démocratie du petit nombre et la démocratie du grand nombre.

A l’issue du premier tour de ces élections, les stratégies électorales visant à faire barrage au Front National ont été très médiatisés, souvent au détriment des débats sur le fond des programmes. Cela fait-il le jeu du FN ? 

Cette question du rôle des médias est posée depuis des années. Selon la fréquence avec laquelle ils parlent du FN, on leur reproche soit de négliger la troisième famille politique française qu’est devenue la formation de Marine Le Pen, soit de favoriser son développement. Personnellement, je ne crois pas que les médias fabriquent le FN. Ce sont les logiques sociales, économiques, et politiques qui créent le FN, les médias n’ont jamais créé un courant politique.

Cependant, il est vrai que les médias ont une grande difficulté à trouver le juste point d’équilibre pour parler du FN. Il y a une hésitation permanente entre une certaine complaisance, car le FN fait scandale et peut faire grimper le chiffre d’audience, ou bien une stigmatisation, ce qui est une forme de mépris vis-à-vis des français qui votent pour le FN.

En revanche, les médias d’information continue ont changé le rapport des français à la politique. La vie politique est sous observation permanente, ce qui est en train d’accélérer considérablement le temps politique. Cela crée de plus en plus de tensions entre les français et la classe politique, les médias donnant l’impression que la politique n’est qu’un petit théâtre fait de vanités et d’égos. Or c’est aussi bien d’autres choses ! Ne transmettre que ces images de stratégies de complot conduit à un certain rejet, et même à une délégitimation de la politique. Cela est grave, car s’il n’y a plus de médiation politique, on en revient à l’affrontement. La politique, c’est la lutte mais continuée par des moyens pacifiques.

Peut-on parler aujourd’hui de tripartition ?

Il n’y avait pas de bipartisme en France, mais une bipolarisation : plusieurs partis formaient une union de la gauche d’un côté et une union de la droite de l’autre. Ce système a explosé. Aujourd’hui, nous sommes dans un espace tripolaire avec trois familles politiques. On peut donc parler de tripartition. La grande difficulté, c’est que les institutions de la Ve République ont été créées pour entretenir la bipolarisation. Or l’espace est maintenant tripolaire. Il est nécessaire de s’adapter à ce nouvel espace politique composé de trois tiers qui ne sont insérés dans aucune stratégie d’alliance. Il n’est pas normal qu’une force aussi importante électoralement que le FN n’ait que deux députés à l’Assemblée nationale.

Assiste-on à une droitisation des discours politiques sous l’influence et en réaction au FN ?

Depuis 2012, la société française donne un espace beaucoup plus important aux droites. La gauche, toutes tendances confondues, ne dépasse pas aujourd’hui 37% des suffrages. La France est donc plus à droite, mais ces droites sont profondément divisées sur le plan de l’Union Européenne, de l’économie, des valeurs, des stratégies d’alliances, du candidat pour 2017… Il ne faut donc pas parler de la droite et de la gauche mais des droites et des gauches. Le paysage est beaucoup plus nuancé.

Au-delà des partis politiques, il y a une droitisation sur le terrain de la sécurité et de l’immigration, questions mises au premier plan par les derniers attentats. Les enquêtes d’opinion réalisées depuis ces évènements montrent que les français tiennent des positions de rigueur aujourd’hui. Les choses se durcissent au point que les équipes de gauche gouvernementale adoptent certaines des mesures qui avaient été proposées par la droite, et même par le Front National. C’est par exemple le cas de la déchéance de nationalité pour les binationaux qui auraient commis un acte terroriste.

Cette droitisation est un phénomène général qui n’a pas lieu seulement en France. Le terrorisme est devenu récurrent en Europe, et bien au-delà. L’opinion est inquiète et se durcit, agressée sans cesse par des évènements ou des rumeurs terroristes. L’Etat d’urgence s’inscrit peu à peu dans les esprits. Les valeurs de tolérance et d’ouverture peuvent alors connaitre un coup d’arrêt.

Les notions de gauche et de droite sont-elles toujours pertinentes pour analyser la vie politique actuelle ? Les citoyens s’y identifient-ils toujours ?

Ces notions sont moins pertinentes, mais elles continuent d’exister. L’affrontement entre la gauche et la droite, né au moment de la Révolution Française, a marqué les grands moments de la vie politique de notre pays. Néanmoins, de plus en plus de français disent ne se sentir ni de droite, ni de gauche aujourd’hui. C’est particulièrement le cas chez les jeunes générations. Cela exige que la gauche et la droite évoluent dans leurs perceptions mutuelles et dans leurs stratégies politiques. D’autre part, la gauche est fracturée en deux tendances, qui s’affrontent avec beaucoup de virulence sur le plan économique ou sécuritaire, tandis qu’à droite les Républicains et le Front National s’opposent violemment sur l’Union Européenne, la politique internationale… En distinguant ainsi, à la manière de Jean-Louis Bourlanges, quatre familles politiques, le clivage gauche-droite semble appartenir de plus en plus au passé. Il peut donner l’impression d’être un disque rayé, un vieux discours aux accents parfois archaïques.

Un autre clivage prend forme sur les questions liées à la globalisation et à la construction européenne. Les partisans d’une « société ouverte » considèrent qu’il y a plus à y gagner qu’à y perdre, tandis que ceux qui sont favorables à une « société de recentrage national » pensent le contraire. Ce clivage a divisé la France en deux à propos du Traité de Maastricht en 1992 puis à propos du projet de Constitution européenne en 2005. Or cette division n’a rien à voir avec le clivage gauche-droite, puisqu’elle oppose les extrêmes des deux bords face aux électeurs du centre-gauche et du centre-droit. Cela explique une grande partie du malaise politique actuel.