Quand un film mérite ses louanges : Entre les murs

images2.jpgIl est toujours délicat d’aborder un film sur lequel tout le monde s’est déjà penché, que chaque critique a encensé, qu’un jury a récompensé. Délicat parce que l’envie de se démarquer du reste des opinions pourrait pousser à raconter des idioties, à mitrailler un film sans vrai motif, délicat aussi parce qu’on en vient à se demander pourquoi aborder le sujet si tout le monde l’a déjà traité. La première réponse serait d’avouer qu’il y a un plaisir à faire partager une œuvre nécessaire et formidable.

Entre les murs, le film de Laurent Cantet adaptation libre du livre de François Bégaudeau, aura connu un de ces jolis parcours dont chaque réalisateur pourrait rêver. Il y a huit mois, personne n’aurait parié dessus, personne n’en parlait. Sélectionné in extremis pour le Festival de Cannes, projeté dans les derniers jours, après que les critiques et journalistes ont déjà entrepris d’établir leur palmarès, Entre les murs a bousculé les habitudes Cannoises. La presse parlait d’une même voix pour saluer le travail de Laurent Cantet et le Jury, à commencer par le président Sean Penn qui avait annoncé vouloir primer des films à teneur politique, était unanime sur le choix de la palme d’or. Magie de Cannes, cocorico Français qui récupérait enfin après une vingtaine d’année la petite palme d’or, la décision a lancé quelques polémiques. Avant même de voir le film, beaucoup expliquait qu’il était démagogue, de droite, de gauche, trop Français… les distributeurs n’ont pas voulu attendre la première date de sortie et ont avancé l’arrivée du film sur nos écrans. François Bégaudeau est devenu une des personnes qu’on a beaucoup croisé à la télévision, à la radio. Les médias s’accordaient pour juger le film comme excellent.

Pourtant, pour ceux qui n’avaient pas eu l’occasion de découvrir Entre les murs, un doute subsistait. Un doute salutaire provoqué par cette concorde autour du film, par un sujet (l’école dans un collège difficile) qui pouvait rebuter, qui pouvait laisser craindre un traitement façon documentaire soit plein de bons sentiments, soit très noir. Sélectionné pour partir en compétition aux Oscars, Entre les murs sortait au cinéma au même moment que Faubourg 36 (le film de Christophe Baratier, réalisateur des Choristes). On pouvait s’attendre à un duel intéressant, entre le film populaire (avec tout ce que cela contient de positif, bien que Faubourg 36 n’ait pas la même dimension que les Choristes et tombe un peu dans l’histoire trop convenue) et le film élitiste. De plus, Entre les murs dure deux heures, ce qui a priori est long notamment pour un récit qui ne sort pratiquement pas de la salle de classe. Se lancer, oser franchir les préjugés et voir le film.

Dès qu’on ressort de la séance, une lourde question se pose : comment aborder le film, par quel bout en parler pour convaincre ceux qui hésiteraient encore qu’il s’agit sans aucun doute d’un des très grands films de l’année ? Laurent Cantet suit un professeur durant un an dans un collège du XXème arrondissement parisien, dans une classe difficile de quatrième aux origines multiethniques. Le spectateur suit l’évolution de ce groupe, des relations avec le professeur François (Bégaudeau).
Tout commence début septembre, gros plan sur la nuque de François qui finit son café dans un bistro puis se rend doucement au collège pour la réunion de prérentrée, histoire de découvrir son emploi du temps, les autres professeurs, ses classes. La réunion ressemble à une rentrée des classes, pas de solennité, les enseignants se refilent leurs avis sur les élèves de l’autre. La caméra ne sortira plus du collège. Le collège devient ainsi un univers à la fois clos et ouvert, un bout de société, un terreau pour l’observation des relations humaines. Deux heures dans une classe, deux heures pour résumer une année ! Voilà qui peut faire peur, un défi pour un réalisateur, maîtriser à la fois l’art de l’ellipse, de la synthèse et l’art du divertissement pour ne pas ennuyer et perdre son public au bout de trente minutes. C’est déjà là un premier don de Laurent Cantet. Il choisit de laisser sa classe vivre. Il parvient à nous faire rire par certaines situations, certaines répliques. Le constat d’une classe qui a des difficultés en langue française (ne sachant pas ce qu’est une Autrichienne ou confondant argenterie et Argentine) pourrait dès le début plomber l’ambiance, il n’en est rien, la scène devient fraîche et drôle, on ne juge ni les élèves, ni le professeur. Cette scène pose un des grands traits sur lequel va s’appuyer le film : la question de la langue, de l’emploi des mots.

classeLaurent Cantet nous livre une histoire, une fiction. S’il filme parfois comme un documentaire, ce n’est qu’une apparence. Au fil de l’année, la tension monte entre le professeur et les élèves. L’enseignant qui tente de fixer les limites, de conserver son autorité, finit par se trahir lui-même à cause de deux mots qu’il lâche et sont comme des petites détonations qui détruisent tout. La première se passe lors d’un conseil de classe, conversant sur le sort d’un des élèves les plus difficiles à gérer, François finit par dire, après avoir essayé de le défendre, que cet élève est limité. Les déléguées, deux filles qui n’ont apparemment rien suivi du conseil pouffant de rire entre elles, sont soudain choquées par un propos qui « ne se fait pas » selon elles. Le lendemain toute la classe est au courant. François s’énerve, tentant de se justifier sans excuser ses propos, il finit par lancer que les deux déléguées ont eu une attitude de pétasse. Et là, tout s’effondre. Tout s’effondre parce qu’ entre l’enseignant et les élèves, il y a un monde, que « l’attitude de pétasses » devient simplement l’insulte pétasse dont le sens change pour les collégiens. François a tenté toute l’année d’inculquer le pouvoir des mots et tombe dans son propre piège. Echec pédagogique, échec humain. Le dialogue est rompu.

Attention, si Entre les murs est un chef d’œuvre, ce n’est pas simplement pour son histoire et cette question du langage, mais parce qu’en deux heures, Laurent Cantet touche à des thèmes universels et contemporains : la question de l’identité, de la faillite du système scolaire, de la crise d’autorité, des multicultures difficilement acceptées en France, de l’immigration (la mère d’un des élèves arrêtée sans papier risque d’être expulsée), de la famille, des enjeux de la communication…

Mais Laurent Cantet ne tombe pas dans les pièges de la moralisation un peu simplette, s’il ne donne pas forcément beaucoup de réponses, il pose une quantité folle de questions, des questions qui trouvent échos en chacun de nous. Le réalisateur évite aussi de s’échouer dans les clichés du genre le gentil prof, les méchants élèves, la racaille idiote, le pouvoir des sanctions. François peut sembler trop parfait, trop gentil par moments et pourtant il échoue et craque, il est désireux d’établir son autorité dans sa classe mais refuse la vision de certains de ses collègues d’employer les sanctions à tout va. Les collégiens eux, même les cas les plus difficiles, prouvent qu’ils peuvent travailler correctement quand on parvient à leur parler. A commencer par le personnage de Souleymane, le perturbateur de la classe, qui dans un devoir sur l’autoportrait choisit d’utiliser des photos pour parler de lui, des photos prises avec son téléphone portable. On ressort des deux heures sans avoir eu l’impression de recevoir une leçon gentille. Le constat est assez noir et réaliste. Laurent Cantet réussit ainsi à joindre le divertissement et la réflexion.

Si le film a emporté la palme d’or, ce n’est pas uniquement pour son talent à questionner notre temps et notre société, c’est aussi par la réalisation même du long métrage. La maîtrise est parfaite. Laurent Cantet offre une réalisation dynamique et simple.

Le travail de mise en scène, de photographie, de montage est fabuleux, les acteurs sont convaincants et on ne peut qu’être surpris de la prouesse de filmer la vie d’une classe sous différents angles (mélangeant les gros plans, les plans larges, les mouvements de caméra), ce qui nécessite beaucoup de travail, le naturel des élèves. On y croit. On se sent proche de la classe. Pour citer deux exemples de cette réussite à combiner une réalisation riche et un jeu des personnages crédibles, il faut parler d’abord des plans où Laurent Cantet filme les élèves à leur hauteur. Les silhouettes ressortent sur les murs bleu vert et les posters colorés, la photographie est sublime alors, d’une esthétique qui ne laisse rien au hasard sans paraître maniérée. Un peu plus loin dans le film, la classe est dans une salle d’informatique pour imprimer les autoportraits, Souleymane finit d’imprimer ses photos que François accroche immédiatement devant tout le monde pour signifier combien le travail est bon et donc féliciter son élève. Tous les autres viennent voir les images. La caméra se met au milieu d’eux et glisse doucement sur les photos. Filmer une photo offre ainsi la possibilité de sortir du collège, de pénétrer l’intimité des élèves et de donner une profondeur à leurs vies. Même le final est sans appel. Laurent Cantet ne clôt pas son histoire sur un dénouement heureux et noir. Les vacances arrivent, les professeurs font un match de foot dans la cours avec les élèves, comme pour nous signifier que certains lieux demeurent pour effacer le conflit l’espace d’un moment. Puis la caméra revient en plan fixe sur la salle de classe, les chaises renversées comme après une tempête, l’école est finie, seuls demeurent les acclamations de la cours de récréation.

D’un souffle extraordinaire, Entre les murs sort dans une période où d’autres films abordent la question de la vie dans un collège, à commencer par la Belle Personne, de Christophe Honoré, mais s’élance sans ambages au dessus des autres. Contemporain, universel, questionneur et divertissant, nul doute ne subsiste après la projection. Certains films méritent vraiment les éloges et les louanges que chacun peut lancer. Alors que Donald Morrison et Antoine Compagnon posent la question de savoir ce qui reste de la culture Française, Laurent Cantet offre une réponse prometteuse, celle qui prouve que, malgré la certaine décrépitude qui touche le milieu culturel Français, des artistes sont encore capables de proposer des chef-d’œuvres qu’il serait dommage de manquer.