Yvette Lévy et Daniel Urbejtel : un précieux témoignage

Ce jeudi 4 avril, l’amphithéâtre Émile Boutmy s’est rempli à 17h pour un précieux témoignage, organisé par l’UEJF. Il s’agit de celui de Mme Yvette Lévy et M. Daniel Urbejtel, tous deux déportés à Auschwitz en 1944 à bord du même convoi. Leurs destins se croisent lors de cette terrible période : depuis, tous deux ont dédié leurs vies à témoigner.

La conférence est introduite par les étudiants de l’UEJF ainsi que par Mme Bénédicte Durand, Directrice des Etudes. Celle-ci explique : « À l’âge de l’enfance, [Mme Yvette Lévy M. Daniel Urbejtel] ont pris ce convoi qui les a emmenés jusqu’à l’horreur. Ils en sont revenus. Et depuis, ils témoignent ». Il s’agit donc de se « souvenir, pour le meilleur et pour le pire », de se plonger « au cœur de l’humanité dans ce qu’elle a d’inhumanité ». Enfin, ce témoignage vise à « faire œuvre de mémoire, pas seulement se souvenir mais aussi faire œuvre de transmission ». Tous s’accordent sur un point : le présent nous rappelle à tous que les enjeux de ces événements appellent à un combat de tous les jours, pour la tolérance et le vivre-ensemble.

Un récit de « l’innommable »

La conférence débute avec les récits respectifs d’Yvette Lévy et de Daniel Urbejtel sur leur « vie d’avant » et sur les événements qu’ils ont vécus.  Yvette Lévy est née en 1926 à Paris de parents juifs français : « ce n’est pas toujours facile quand on est toute petite. […] J’ai été déscolarisée par l’un des profs qui m’a rejetée ». Elle fait partie des Éclaireuses israélites de France très jeune, dès ses 6 ans. En 1942, elle y est monitrice et accueille des enfants de déportés. En même temps, elle subit interdictions et port de l’étoile jaune : « on ne nous a pas enlevé le souffle, c’est tout ». Lors du débarquement, tous se réjouissent : « c’est bientôt la fin du parcours ». Pourtant, en juillet 1944, alors que les Alliés sont à quelques dizaines kilomètres de Paris à peine, d’autres rafles ont lieu et les maisons d’enfants cachés sont toutes arrêtées en représailles. Elle est arrêtée avec 1300 autres personnes, et découvre l’enfer des camps. En octobre, elle est transférée dans une usine d’armement en Tchécoslovaquie, où elle travaille dans de terribles conditions. Le camp est finalement abandonné par les SS en avril 1945, et elle rentre en France avec d’autres survivants.

S’ensuit le témoignage de Daniel Urbejtel, qui insiste : « Oubliez que la personne qui vous parle est la personne âgée que je suis devenue. A l’époque, j’étais un enfant de 12 ans, immature, qui ne comprenait pas tout ce qui lui arrivait ». Le jour de son anniversaire, ses parents juifs non-pratiquants et non recensés par Vichy sont arrêtés par la Gestapo. Il découvre ce jour-là son identité juive : « En quelques heures, une famille unie est complètement éparpillée ». Alors qu’il rend visite à son frère au centre de l’Union Générale des Israélites de France du 11ème arrondissement, ils sont arrêtés et internés au camp de Drancy. Il vit ensuite ce qu’il appelle « l’innommable ». Il survit à l’horreur du camp, au travail forcé et aux Marches de la mort, d’où il ressort terriblement affaibli. Accablé par les maladies, la faim et la fatigue, il tombe dans le coma pendant un mois. De retour à Paris en octobre 1945, il retrouve son frère et sa sœur, et se convertit au catholicisme lors de sa convalescence. Daniel témoigne dans les écoles depuis plusieurs décennies.

A la suite de ces récits, un silence presque religieux. « J’espère qu’on ne vous pas accablé.e.s avec nos récits », conclut Daniel Urbejtel. 

Témoigner : entre épreuve et soulagement

Ces événements traumatisants vécus à l’adolescence sont très difficiles à relater. Daniel raconte : « Pendant 35 ans je n’en ai pas parlé. J’en parle aujourd’hui parce que j’ai le triste privilège d’être le plus jeune Français revenu d’Auschwitz. ». Il ajoute « Je suis devenu acteur de mon histoire, je me la réapproprie au lieu de la subir. On ne peut pas les oublier, mais en les assumant on peut s’en libérer, en guérir. » Une femme dans le public, qui se présente comme juge à la Cour de Cassation, renchérit plus tard : « Dépasser le silence, je l’ai souvent entendu dans les paroles des victimes, il faut être fort pour parler mais c’est une force qui permet de se libérer ». Elle demande alors : « En tant que juge, je vous demande : comment jugez-vous le fait qu’on poursuive encore aujourd’hui des responsables qu’on retrouve ? Pour vous, est-ce important ou préféreriez-vous qu’on oublie ? ». Yvette affirme : « A la Libération, certains responsables sont sortis très vite de prison et ont continué en politique, je le déplore. La cruauté avec laquelle ils ont traité des êtres humains n’est pas pardonnable ». Daniel, quand à lui, est plus mitigé : « Il faut distinguer le crime de celui qui l’a commis. Je me méfie beaucoup des gens qui n’ont pas de pitié, on tombe facilement du mauvais côté. Il n’y a pas les bons d’un côté et de l’autre les mauvais. On a tous du mauvais en nous, même les bons ».

Les sentiments qu’il éprouve vis-à-vis des responsables sont emprunts d’un recul admirable : « J’ai eu la chance de ne pas être tenté par la haine. Je crois profondément qu’elle n’est pas dans mes gènes, mais j’ai surtout dû diriger mes énergies vers mes projets, je n’avais pas suffisamment d’énergie pour me lamenter, en même temps. C’est pour cela que la plupart des survivants n’ont pas l’esprit de revanche. Il faut peu de chose pour qu’un homme bien aimé passe du mauvais côté. Dès qu’on a un petit pouvoir, on a tendance à en abuser ». Il insiste sur le fait que, pour lui, la haine de l’autre est susceptible de prendre le dessus en chacun de nous. Il déplore ainsi l’antisémitisme qui persiste : « C’est notre grande déception à nous tous, nous n’avons pas réussi à ne plus jamais céder à cette tentation que nous avons tous d’écarter ceux qui ne nous ressemblent pas ». Il fait alors une déclaration percutante : « Il y a un peu de nazi dans chacun d’entre nous. Le nazi ce n’est pas toujours l’autre ». Il conclut : « C’est à vous de prendre la relève et de vous battre, c’est presque un hymne à la démocratie ». C’est en cela que consiste le devoir de mémoire, se souvenir pour prévenir.

La transmission

Lorsqu’on leur demande ce qui les a poussés à se dédier au témoignage, Daniel se souvient : « J’étais un gamin, j’ai dû reprendre le collège, j’étais déphasé. En réalité ce n’était pas deux ans d’écart avec les autres que j’avais, c’était une génération. Même vis-à-vis des professeurs, j’avais une expérience qu’eux-mêmes ne mesuraient pas. J’enviais à mes camarades leur insouciance. Je tenais pas à raconter, raconter c’était relire. La première fois que j’ai essayé de me confier à la mère d’un ami, elle ne réalisait pas la gravité de ce que j’avais vécu. Ou je n’ai pas su lui expliquer, ou ce n’était pas croyable, on ne se rend pas compte ».

Pour expliquer ce qu’ils ont vécu à un enfant, ils rappellent le besoin de prendre « beaucoup de précautions, car ce n’est plus la même éducation, plus la même vie ». Yvette Lévy développe : « à l’époque on crevait de faim sous l’Occupation, à l’école on nous distribuait des pastilles vitaminées. Les enfants demandent ce que c’est, je réponds des Choco BN sans chocolat et avec de la sciure de bois, mais quand on a faim c’est très bon ». Daniel Urbejtel affirme quant à lui : « je ne m’en sens pas du tout capable, je ne suis même pas sûr qu’ils en aient besoin, j’ai peur qu’ils lisent dans mon regard ». Tous deux rajoutent : « C’est à vous, historiens, de creuser cette histoire. Vous êtes le nouveau relais auprès des générations futures ». « C’est un travail sur l’humanité profonde plus que sur le discours. On est plus sensible à l’exemple que l’on donne dans la vie courante. Il ne faut pas dissocier le message dans un micro avec celui que nous donnons le jour ». Ainsi Yvette Lévy et Daniel Urbejtel nous invitent à prendre acte de leur témoignage, et d’agir en conséquence en « développant la bienveillance » tout au long de notre vie.

Océane Lang